2 février 2007

Mémoires intimes

Louis Fréchette, Mémoires intimes, Montréal, Fides, 1961, 200 pages (collection du Nénuphar) (Préface de Michel Dassonville ; chronologie et explication liminaire de George A. Klinck) D'abord publié en feuilleton dans Le Monde illustré en 1900. Une seconde édition, à laquelle on a rajouté l’avant-propos qu’on croyait perdu, est parue en 1977.

Il est difficile de cerner le projet de Louis Fréchette dans ses Mémoires intimes. Ni chronologique, ni thématique, le récit est mené tambour battant au gré de l’inspiration, plus souvent qu’autrement l’auteur donnant dans le coq-à-l’âne. Frasques enfantines, anecdotes, portrait de personnages aimés ou détestés, description ethnographique de métiers disparus, mémoire d’une époque, croyances, préjugés, le tout s’entremêle pour le seul plaisir de raconter.

Louis Fréchette est né à Pointe-Lévis en 1839. Orphelin à 12 ans, il a vécu les onze premières années de sa vie dans une maison, bâtie au pied d’une falaise en bordure du fleuve : « Mes premières années se sont écoulées dans une atmosphère de travail et de paix, de douce affection, d'encouragement mutuel et de reconnaissance à Dieu. Notre demeure n'était pas précisément riche, mais son élégance relative contrastait avec la plupart des autres maisons du voisinage. Je la vois encore dans son encadrement de vieux ormes chevelus, avec ses persiennes vertes sur fond blanc, sa véranda et son jardin potager. » Étrangement, ce petit microcosme reflétait cette ancienne division très Nouvelle-France : en haut de la falaise vivaient de prospères et paisibles habitants ; en bas, les descendants des voyageurs, devenus hommes de chantier, hommes de cage, bûcherons, libres et mauvais garçons. Parmi eux, se distinguaient des conteurs ou chanteurs reconnus (Jos Violon et Baptiste Lachapelle) qui procurèrent aux jeune Louis ses premières émotions esthétiques. Son père, un homme généreux et ouvert, accueillait tout le monde à la maison : pauvres, riches, nobles, bourgeois, orphelins, nièces, anglais, autochtones…

Outre son père et quelques voyageurs, trois personnages semblent avoir marqué sa prime jeunesse : le premier, c’est un célèbre prédicateur, Chiniquy, qui mena de tempétueuses croisades contre l’intempérance. Les gens venaient de loin pour l’entendre. Pourtant, expatrié aux États-Unis, il se maria et devint protestant, au grand dam de ses admirateurs. Le second, c’est le grand Papineau. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui l’adulation qu’on vouait au personnage. En fait, on accourait pour le voir, le toucher, on l’accueillait par des salves de mousqueterie et des feux de joie, on l’escortait… Pour provoquer les Anglais et déclencher à coup sûr une bagarre, il suffisait de lancer «Hourrah pour Papineau !», ce dont le jeune Louis, goguenard et batailleur, ne se privait pas. « Bourrades, taloches, black eyes, nez en marmelade, rien n’y faisait. » Il eut le plaisir de voir le grand tribun lors d’une visite au parlement. Quelle ne fut pas sa déception de constater qu’il s’exprimait en anglais!

Enfin, le dernier c’est un maître d’école, un triste sire s’il en est. Il s’appelait Gamache et c’était un véritable tortionnaire. Louis Fréchette va au-delà de l’anecdote et nous offre sur un ton de douce ironie un petit morceau d’anthologie sur les horreurs de l’éducation, aussi bien en milieu familial qu’en milieu scolaire, au milieu du XIXe siècle. C’est de loin le meilleur passage du texte. Était jugé bon maître ou bon parent celui ou celle qui avait le courage de battre les enfants. Aux dires de Fréchette, c’était même une façon de gagner son ciel. On plaignait les enfants qui étaient élevés dans la ouate. On était sûr qu’ils allaient devenir des mécréants. En classe, le premier principe pédagogique que tout maître digne de ce nom mettait en oeuvre, c’était le martinet (fouet à plusieurs lanières de cuir). La mémoire étant un organe défaillant, il fallait la réveiller par quelques bons coups de lanière sur les fesses. Des fesses à la tête circulait le savoir, croyait-on. Et Fréchette, bon prince, admet que cette méthode avait quand même du bon : ayant goûté au martinet, il ne mit plus jamais deux « p » à « apercevoir ».

Louis Fréchette - BAnQ
Fréchette est un bon conteur. Son livre, très léger tout compte fait, est d’une lecture agréable. S’il avait consacré autant d’énergie à la prose qu’à ses élans patriotiques, l’histoire littéraire lui aurait probablement fait une meilleure part. On regrette même que ces mémoires ne couvrent que les douze premières années de sa vie. ****

Extrait
La valeur de l'instructeur était jaugée d'après les proportions de son martinet et la vigueur des muscles appelés à faire fonctionner l'instrument de supplice. On disait: « C'est un bon maître, il est strict ».

Dans le langage de l'endroit, le mot strict signifiait un peu moins que tortionnaire, mais pas beaucoup. Or, sous ce rapport tous les maîtres et maîtresses dont j'ai eu l'avantage d'apprécier les qualités, à cette phase de mes études, n'étaient pas loin de la perfection. Pas tous également instruits oh non! mais tous ayant au même degré, ou à peu près, cette chose en commun: l'amour du martinet un instrument éducateur que les uns appelaient une férule, d'autres une garcette, une verdette, que sais-je, mais que tous paraissaient s'accorder à considérer comme l'insigne de leur dignité d'abord, ensuite comme le principal facteur du savoir et de l'instruction parmi la jeunesse.

Un alphabet, un cahier, une ardoise avec son crayon, une plume et de l'encre, avaient bien leur utilité, si vous voulez; mais le martinet, voilà! c'était l'article, l'agent instructif et moralisateur par excellence, la première chose qu'on apercevait en entrant dans le sanctuaire de nos études. Comme chaque maître (ou chaque maîtresse) avait le sien, ils ne se ressemblaient pas tous. Il y en avait de longs, de courts, de larges, d'étroits, de minces, d'épais mais tous étaient assez intéressants pour tenir une place respectable dans nos préoccupations. Quand le maître recevait son passeport pour aller distribuer le pain de l'intelligence sous d'autres cieux, le martinet disparaissait avec lui, naturellement; dame, c'était son gagne-pain, l'attribut de sa profession, et, suivant toute apparence, son principal article de bagage. De sorte que, sitôt le successeur annoncé, c'était le nouveau martinet qui faisait l'objet de nos conjectures. (p. 136-137)

Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes

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