28 janvier 2008

Un homme se penche sur son passé

Maurice Constantin-Weyer, Un homme se penche sur son passé, Paris, France loisirs, 1983, 190 pages (1re édition : 1928) (Préface d’Yves Berger)

L’été, Monge, un trappeur français, vit de la contrebande. Il attrape des chevaux errants aux États-Unis et les vend au Canada. Il n’a pas d’habitation fixe. Cet été-là, il se retrouve dans une famille de fermiers irlandais quelque part en Saskatchewan. Hannah, la fille de la maison, s'éprend de lui, bien qu'elle soit déjà fiancée à un certain Archer, l’homme engagé.

L’hiver venant, Monge monte dans le grand Nord, en haut du Grand Lac des Esclaves, pour acheter des fourrures aux Autochtones. Il emmène avec lui le fiancé de la sœur d'Hannah, Paul, un autre Français désargenté. Mais ce dernier ne survit pas aux rigueurs de l'hiver canadien. Monge revient avec son cadavre et un chargement de fourrures. L’épisode est raconté avec beaucoup d’emphase, constituant le moment fort du livre. Monge doit lutter contre le froid, contre la cécité des neiges, contre les loups et même contre ses chiens, excités par le cadavre gelé de son copain.

Lorsqu'Archer comprend que Hannah ne l'aime plus, il s'enfuit. Monge épouse Hannah. Ils ont une petite fille, Lucy. Le mariage bat rapidement de l’aile. Trois ans passent. Archer revient dans la région et devient même le voisin des Monge. Tout semble aller jusqu’au jour où il tente d’assassiner Monge lors d’une partie de chasse. Hannah finit par lui avouer qu’elle a une liaison avec Archer. Les deux amants s’enfuient, en emportant Lucy.

Deux ans plus tard, Monge, travaillant dans le Nord de l’Ontario, retrouve leurs traces par hasard. Avertis par les Autochtone, avec lesquels ils commercent, Archer et Hannah s’enfuient. Monge les poursuit et découvre au bout de quelques jours une tombe et une petite croix… sur laquelle est gravé le nom de sa fille, Lucy Monge.

Maurice Constantin-Weyer a vécu dix ans (1904-1914) dans l'Ouest. Ses romans, dont plusieurs portent sur son expérience canadienne, ont été écrits en France. Ce roman a mérité le prix Goncourt en 1928.Comme tous les artistes européens qui débarquent en Amérique (René Richard, Louis Hémon, Georges Bugnet, Louis Frédéric Rouquette), Constantin-Weyer semble fasciné par la nature sauvage, qui permet à l’homme de dépasser ses limites. On retrouve encore une fois le motif de la lutte contre la nature, une nature cruelle. « La Nature, la clémente Nature est un monstre aux griffes rougies de sang! » L’amour et la vie, la cruauté et la sensualité cohabitent dans ce roman. L’auteur montre que certains êtres possèdent une énergie vitale qui va leur permettre de passer outre les pires difficultés. Les personnages évoquent avec beaucoup de nostalgie un temps déjà enfui (le nouveau Monde), celui de « la Prairie de l’Histoire et de la légende ». Le roman est intéressant parce qu’on y voit naître le Canada, avec ses ethnies : les Irlandais, les Écossais, les Autochtones, les Canayens, les Yankees… On parle quelque peu du Québec (p. 175-176)

Extrait
On n'imagine point assez la richesse d'une pareille vie. J'avais sous les yeux la genèse même d'un pays magnifique. Le triomphant poème de la réussite canadienne chantait à mes oreilles son rythme puissant. C'était la magnifique conquête de la nature par la volonté. L'énergie humaine réduisait à merci la massive inertie de la matière. Le climat même était réduit à changer ses habitudes devant l'effort continu de l'homme.
Pour
la première fois, la gloire de ce Dominion, dont j'étais une des poussières, m'apparut dans toute sa splendeur.
Il
me fallait déjà un effort de volonté pour me représenter ce pays tel qu'il était avant que le Canadian Pacific n'eût poussé d'un océan à l'autre ses antennes parallèles et
voraces.
Ainsi
, en moins de trente ans, l'effort de quelques hommes conducteurs de peuples, avait fait de ce désert un pays riche. Une race tout entière avait disparu dans la lutte, et des Sioux, des Crées et des Pieds-noirs, qui avaient jadis dominé ici, il ne restait plus que quelques rejetons destinés à disparaître devant l'effort continu de la race blanche...
Mais songez aussi à tous ceux, des Vieux Pays, que le Canada a arrachés à la misère londonienne, ou à la pauvreté bretonne !...Une œuvre magnifique de bienfaisance à l'égard de la faiblesse européenne, voilà ce que la foi de quelques capitalistes et la rude volonté de quelques hommes autoritaires avaient fait du Canada !Au début de l'automne, David m'emmena avec lui faire un pèlerinage dans la Province de Québec, où il avait encore des
parents.
Nous
passâmes quelques jours dans un village, nonchalamment étendu au bord du Saint-Laurent, qui lui offrait le plus merveilleux spectacle du monde. C'était en aval de Québec, où le fleuve prend des proportions gigantesques. D'immenses îles brisaient le courant, et nous apercevions au-delà d'elles, perdues dans les brumes du lointain, les hautes montagnes qui se penchent amoureusement sur la rive nord. Tout cela animé par le mouvement des paquebots.
Mais
, si beau que fût le paysage, je ne m'embarrassais guère de
lui.
Car
j'avais devant moi, l'émouvante reconstitution de notre histoire
canadienne.
Les
habitants du lieu s'appelaient : Ledoux, Leblanc, Lecavalier, Laframboise, Lespérance, Laflamme, Laflèche, Lajeunesse, Belhumeur, Lajoie, Beauparlant — et c'était comme si quelque tambour fantastique eût fait sortir de leur tombe, pour passer en revue le Canada contemporain, les vétérans du régiment de Carignan ; ou : Le Clerc, Lechasseur, Lepage, Lemarchand, Sansregret, Sansouci, Casgrain, Pelletier, Lamalice — et les premiers colons surgissaient à mes yeux, avec leur profession ou leur caractère. Ainsi toute l'histoire de trois siècles s'inscrivait dans vingt noms de basochiens, de commerçants, de commis ou de laboureurs.
 (p. 174-176)



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