2 juin 2010

Le manoir de Villerai

Rosanna Eleanor Mullins (Leprohon), Le manoir de Villerai, Montréal, Librairie Beauchemin, 1925, 201 pages. (Traduction : Joseph-Édouard Lefebvre de Bellefeuille?) (1re édition : The Manor House of de Villerai, The Family Herald, Novembre 1859-Aout 1860); (1re édition en français : Montréal, De Plinguet, 1861, 405 p.)

Contrairement à ce qu’en dit le DOLQ, l’action ne se déroule pas à Québec mais sur les bords du Richelieu et à Montréal. Le récit commence en décembre 1756 et se termine vraisemblablement à l’automne 1760, si on excepte l’épilogue qui nous résume à gros traits le reste de la vie de nos héros.

Blanche de Villerai est orpheline depuis longtemps. Elle vit avec sa tante, madame Dumont, au manoir seigneurial. Depuis qu’elle est toute petite, elle sait qu’elle doit épouser Gustave de Montarville, parti en France depuis six ans pour entamer une carrière militaire. Il est de retour depuis peu en Nouvelle-France (avec le régiment de Roussillon). Il vient de rencontrer sa future épouse, et bien qu’ils se sont appréciés, on ne peut pas dire que ce fut le coup de foudre. Par contre, pendant cette visite, de Montarville s'est épris d'une jolie paysanne, Rose Lauzon, une jeune fille qui a été élevée au manoir de Villerai et qui possède le même raffinement que les aristocrates. Orpheline de mère, elle vit avec son vieux père et une belle-mère qui est une vraie marâtre. Elle a repoussé tous les prétendants qui lui demandaient sa main. Rose et Gustave, à cause des convenances, et par amitié pour Blanche, savent que leur amour est interdit.

L’action se transporte à Montréal. À la mort de son père, Rose, bien décidée à oublier de Montarville, est devenue la dame de compagnie de madame de Rochon. Ce dernier, blessé à la bataille de Carilllon où il s’est illustré, est toujours décidé à épouser Blanche, mais cette dernière se refuse à un mariage de convenance. Elle sent que Gustave n’est pas amoureux d’elle. De Montarville finit par retrouver Rose et les deux ont un long entretien : malgré les promesses du jeune officier, Rose refuse toujours de trahir son ancienne maîtresse et amie. Bientôt leur secret est mis à jour et Rose est perçue comme une intrigante. De Montarville est appelé, avec son régiment, à défendre Montréal contre l’assaut des Britanniques. Pendant ce temps, Blanche de Villerai, qui se consacrait aux pauvres, attrape la petite vérole, ce qui la défigure. C’est Rose, au risque d’y perdre aussi sa beauté, qui vient la soigner. La guerre finie et la Nouvelle-France tombée aux mains des Anglais, de Montarville demande à nouveau la main de Blanche. Cette dernière, généreuse, lui tend plutôt celle de son amie Rose. Les deux s’épousent et émigrent en France. Quant à Blanche, elle ne se mariera pas, préférant consacrer sa vie aux bonnes œuvres.

J. C. Stockdale, dans le Dictionnaire biographique du canada en ligne, écrit : « Il s’agit d’un roman romantique qui est un fâcheux mélange d’histoire et de folklore. » Je suis d’accord sur la première partie de cette critique, mais non sur la deuxième. C’est vrai que c'est une romance de conte de fée : on a le beau prince, la belle princesse, la jeune paysanne orpheline, la bonne fée et la vilaine marâtre. Et tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Par contre, prétendre que Rosanna Mullins n’aurait pas dû ajouter certains éléments « folkloriques » ou historiques me semble très discutable. Ce roman nous fait entrer dans la « haute société » qui habitait Québec à la fin du régime français. On sent l’immense amitié de Rosanna Mullins pour la société canadienne-française, pour sa culture. Elle fait référence aux récits des voyageurs, aux histoires de loups-garous, elle raconte une nuit de Noël, une soirée au manoir, une partie de raquettes. Sa description des événements historiques, qui entourent la Conquête, est rigoureusement documentée. Aussi bien Wolfe que Montcalm, Lévis ou de Bougainville sont présentés avec beaucoup de sympathie. Stockdale conclut ainsi son article : « Dans ses principaux romans, elle joue le rôle de médiateur entre les Canadiens français et les Canadiens anglais, faisant en sorte que les bonnes manières atténuent les sentiments froissés, cherchant à expliquer ce que ressentent les Canadiens français et à présenter les Canadiens anglais sous un jour favorable. On peut mesurer son succès dans les deux langues par le nombre de ses publications et aussi par le fait que ses œuvres furent jugées dignes d’être traduites et rééditées en 1924. Elle fut le premier auteur canadien à être lu dans les deux langues et par un aussi large public ; on peut la considérer à ce titre comme le précurseur de William Kirby, de Horatio Gilbert Parker et de Hugh MacLennan. » À cette liste, on pourrait ajouter Gabrielle Roy.
Extrait
Blanche et sa compagne trouvaient ample matière à leurs pensées et à leur conversation dans les revers qu'éprouvaient les armées françaises; et, tout en suivant avec anxiété le cours des événements, elles tremblaient toutes deux secrètement pour la vie du vaillant de Montarville, dont les lettres disaient combien son cœur de patriote regrettait amèrement le triste sort de sa malheureuse patrie. Son nom, pourtant, était rarement prononcé par les deux jeunes tilles, et quoique le teint ordinairement pâle de Rose se colorât visiblement, chaque fois qu'on apportait à mademoiselle de Villerai une lettre adressée de cette écriture si bien connue, cette dernière, fidèle à sa promesse, ne faisait aucune remarque, mais gardait le silence.


Blanche, devinant ou prenant en pitié cette profonde anxiété qui n'osait jamais s'exprimer; ou bien écoutant peut-être dictées d'une simple politesse, lisait ordinairement à haute voix les quelques détails que Gustave donnait sur la guerre, et puis fermait la lettre, en disant : Il est bien.

Quel soulagement ces paroles procuraient à Rose, toujours tourmentée par des craintes incessantes sur la vie de celui dont la sûreté, elle le sentait trop bien maintenant, lui était infiniment plus chère que la sienne propre. Combien aussi elle avait de reconnaissance pour Blanche, qui mettait si généreusement de côté tous petits sentiments de jalousie, pour lui donner des nouvelles après lesquelles elle soupirait tant.

Vers cette époque, l'espoir et le courage des colons furent considérablement relevés par les brillants succès qu'obtint le brave chevalier de Lévis à la seconde bataille des Plaines d'Abraham (28 d'août 1760), (lui eut pour résultat de forcer les Anglais à s'enfermer dans Québec. Les Français firent le siège de la ville, tout en attendant les secours qu'ils avaient si instamment demandés à la mère patrie.

Ces secours ne vinrent pas ; au contraire, le printemps suivant, une flotte anglaise remonta le St-Laurent, et de Lévis n'eut d'autre alternative que de lever le siège et de retraiter sur Montréal, ce qu'il fit sans être inquiété.

Depuis cet instant, la cause française fut perdue pour toujours en Canada.

Trois puissantes armées se dirigeaient maintenant sur Montréal ; l'une de Québec, sous le général Murray; une autre du lac Champlain, commandée par le général Haviland, et une troisième, la plus considérable de toutes, d'Oswégo, sous le général Amherst. Quoique la descente par les rapides fût remplie de dangers, ce dernier choisit cette route, de manière à ne laisser aucun moyen de s'échapper aux Français, qui avaient parlé de retraiter, si cela devenait nécessaire, au Détroit, et de là, à la Louisiane. Dans les rapides des Cèdres, il perdit 64 barges et 88 hommes, mais il gagna enfin le village de Lachine, neuf milles au-dessus de Montréal. Il débarqua, et marcha sans délai sur la ville, autour de laquelle les deux autres armées étaient déjà campées, attendant son arrivée. Montréal se trouvait entourée de 17,000 hommes bien armés et possédant une puissante artillerie. (p. 174-175)
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