27 mars 2011

Feuilles volantes

Louis Fréchette, Feuilles volantes, Montréal, Granger frères, 1891, 221 pages. (Probablement deuxième tirage, puisque l’édition originale date de 1890)

Un peu comme dans Pêle-mêle, ces « feuilles volantes » vont dans tous les sens. Le recueil pour l’essentiel est constitué de poèmes de circonstances. Il est étonnant de constater comment Fréchette aimait rendre hommage! Ceci étant dit, souvent il déborde de son sujet et l’hommage devient l’occasion de présenter ses idées politiques, patriotiques ou religieuses. Cette œuvre a été reprise et largement modifiée dans l’édition définitive publiée en 1908.

Plusieurs poèmes font l’éloge de personnages que Fréchette admire. Comme texte d'ouverture, il reprend son long poème dédié à « J. B. de La Salle » paru deux ans plus tôt. Il rend hommage au fondateur des Frères des écoles chrétiennes, une communauté religieuse vouée à l’enseignement dans les milieux pauvres depuis la fin du XVIIe siècle. « Il prit un livre et dit aux pauvres : - Accourez! / Accourez, les petits! venez apprendre à lire : / Les trésors du bon Dieu n'ont point de préférés. » Dans « Au bord de la Creuse », il raconte une journée passée avec le poète Paul Blanchepain qui lui fait découvrir son coin de pays. Dans ce poème, Fréchette  exprime son amour pour la France. Il consacre un poème à Mme Albani « à l’occasion de son concert de charité à Québec le 13 mai 1890 » et en profite pour célébrer la ville de Québec, berceau de la patrie : « N'est-ce pas, Albani - lorsque tu provoquais / Ces applaudissements qui font tressaillir l'âme - / Que tu t'es dit : - Ce bruit, ces bravos, ces bouquets, / C'est la Patrie heureuse et fière qui m'acclame? »

 Il rimaille aussi pour des gens inconnus, comme Mgr le chanoine Boucher à « l’occasion du soixantième anniversaire de son ordination » ou comme Madame F.X. Lemieux « à l’occasion de la naissance de sa fille Juliette, quatorzième enfant de la famille » ou Mlle Hectorine Duhamel « à la veille de son mariage » : « Celui que votre cœur aime entre tous les autres, / Celui qui vous enlève au doux toit paternel, / En se liant à vous par un mot solennel, / Va - loin de son pays - devenir un des nôtres. » Ovide Perreault, lorsqu’il reçoit sa « décoration comme chevalier de la Légion d’honneur », a aussi droit à un poème.

Dans d’autres poèmes, il rend hommage à des pays ou à des groupes sociaux. Il est choqué du fait que la « populace de Paris » ait hué Alphonse XII et fait le panégyrique de l’Espagne : « Belle Espagne! Souvent mon rêve tend les bras / Vers tes escurials et vers tes alhambras, / Où, la nuit, vont errer sous les verts sycomores / Tes monarques chrétiens avec tes vieux rois mores. » Il propose aux visiteurs américains, venus assister au Carnaval de 1882, d’oublier les anciens conflits et de célébrer avec nous : « Soyez les bienvenus! prenez part à nos fêtes; / Nous serrons cordialement vos mains, / Grand peuple qui marchez à toutes les conquêtes / Par tous les plus nobles chemins! » La Louisiane et les « Canadiens des États-Unis » ont aussi droit aux vers du poète : « De vos traditions religieux gardiens, / Jaloux d'être à la fois français, et canadiens, / Soyez la sentinelle / D'une race sur qui Dieu se plaît à veiller ».

Enfin, on découvre cinq poèmes qui sont liés aux fêtes de Noël et du jour de l’An, la plupart déjà présentés sur Laurentiana : « Noëls ! », « Messe de minuit », « La poupée », « Le premier de l'an » et « Les Rois ». Deux ou trois poèmes semblent plus personnels et c’est l’un d’eux que je présente comme extrait.

LE RÊVE DE LA VIE
A vingt ans, poète aux abois,
Quand revenait la saison rose,
J'allais promener sous les bois
Mon cœur morose,
A la brise jetant, hélas !
Le doux nom de quelque infidèle,
Je respirais les frais lilas
En rêvant d'elle.

Toujours friand d'illusions
Mon cœur, que tout amour transporte
Plus tard à d'autres visions
Ouvrit sa porte.
La gloire, sylphe décevant
Si prompt à fuir à tire-d'aile,
A son tour m'a surpris souvent
A rêver d'elle.

Mais maintenant que j'ai vieilli,
Je ne crois plus à ces mensonges :
Mon pauvre cœur plus recueilli
A d'autres songes.
Une autre vie est là pour nous,
Ouverte à toute âme fidèle :
Bien tard, hélas ! à deux genoux,
Je rêve d'elle !


Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes

24 mars 2011

Les Fleurs boréales - Les Oiseaux de neige

Louis Fréchette, Les Fleurs boréales - Les oiseaux de neige : poésies canadiennes couronnées par L'Académie française, Montréal, C.O. Beauchemin & fils libraires-imprimeurs, 1886, 278 p. (1re édition : Québec, C. Darveau imprimeur, 1879, 268 p.)

En 1880, Fréchette reçoit le prix Montyon de l’Académie française pour ce titre. Le recueil est publié en France (Paris, E. Rouveyre, 1881, 264 p.). Hors de tout doute, ce prix contribua pour beaucoup à sa renommée (voir Le banquet à M. Fréchette et aussi cette image de la BAC). Il lui permit d’avoir une courte entrevue avec son idole Victor Hugo.

Comme le double titre l’annonce, le présent recueil est divisé en deux parties.

Fréchette a constamment remanié ses livres, reprenant des poèmes publiés antérieurement dans ses nouvelles parutions. Presque tous les poèmes de la partie intitulée « Les Fleurs boréales » proviennent de Pêle-Mêle, son deuxième recueil paru en 1877. Les plus connus sont « Le Mississipi », « Jolliet », « Sur la tombe de Cadieux », « Les pins », « Oiseaux blancs », « La dernière iroquoise ». D’ailleurs, certains seront repris une troisième fois dans La Légende d’un peuple. Je ne reviendrai pas sur cette partie, même si un coup d’œil rapide me permet d’affirmer que certains poèmes ont été modifiés.

La deuxième partie, « Les oiseaux de neige », est constituée d’un prologue, d’un épilogue et de quatre autres subdivisions : « L’année canadienne », « Paysages », « Amitiés » et « Intimités ». Quelques poèmes de cette partie sont aussi déjà parus dans Pêle-Mêle, entre autres ceux qu’il adresse à une personne précise, groupés à la fin sous les titres « Amitiés » et « Intimités ». Je ne reviendrai pas non plus sur ces deux sous-parties. Bref, le plus intéressant, ce sont les sonnets groupés dans « L’année canadienne » et « Paysages ».

Le prologue ne contient que le poème éponyme : « Les oiseaux de neige ». Fréchette s’apitoie sur le sort des « bruants des neiges » et se console en disant que « le faible que Dieu garde est toujours bien gardé! »

« L’année canadienne », dédiée à son père, contient douze sonnets, un pour chaque mois de l’année. C’est une poésie assez descriptive, qui tente de capter les us et coutumes des Canadiens. Janvier est le mois des patineurs, des promenades en traîneaux; en février , le « bruyant Carnaval » vient chasser « le spleen »; mars est décrit comme le « mois ennuyeux, le mois des giboulées »; « Avril c’est le réveil, avril c’est la jeunesse »; de mai, il retient « le semeur, dont la main fertilise la plaine, / [et] Jette le froment d’or dans les sillons fumés »; en juin « L’été met des fleurs à la boutonnière »; en juillet surviennent « les jours poudreux de l’âpre canicule »; et puis c’est août, « C’est la fenaison; personne ne chôme »; en septembre on suit « quelque chasseur qui, de mare en mare, / Poursuit la bécasse ou le canard noir »; en octobre « La forêt commence à se dégarnir »; comme novembre est le mois des morts, « donnons notre pensée entière, / […] à ceux que la mort nous a pris »; enfin, face aux rigueurs de décembre, il nous suggère : « Réchauffons-nous autour de l’arbre de Noël! » Comme vous le constatez, rien d’inattendu, de surprenant dans ce calendrier poétique. À la défense du poète, disons que cette simplicité nous repose de tous les grands engouements qu’il nous a si souvent servis.

« Paysages » est dédié à Luc Letellier de Saint-Just, gouverneur de la province de Québec. Douze lieux donnent leur titre aux poèmes : Spencer Wood, Le Lac de Belœil, Le Cap Éternité, Le Niagara, Longefont, Le Lac de Beauport, Le Rapide, Le Cap Tourmente, Le Montmorency, Les Mille-Îles, Le Saguenay, Les marches naturelles, Le Platon. Certains de ces lieux sont associés à des personnages, comme Spencer wood (aux Letellier de Saint-Just), Longefront (à un ami poète français, Prosper Blanchepain) ou Le Platon (aux Joly de Lotbinière). D’autres lieux, par leur gigantisme, permettent à Fréchette de donner libre cours à sa propension pour le discours admiratif ampoulé comme c’est le cas du Cap Éternité : « Énorme pan de roc, colosse menaçant / Dont le flanc narguerait le boulet et la bombe, / Qui monte d'un seul jet dans la nue, et retombe / Dans le gouffre insondable où sa base descend ! »

L’épilogue contient un seul poème intitulé « À mes sonnets ». Ceux-ci sont comparés à des « pauvres petits oiseaux » que la tempête malmène. Pourtant Fréchette les invite à s’accrocher, car « la tempête a toujours son lendemain vermeil ».

Ce sont ses poèmes patriotiques qui ont permis à Fréchette de se distinguer de ses contemporains. Ce sont quand même eux, ne serait-ce que par leur souffle et leur envergure, qui en font un poète supérieur aux Sulte, Lemay, Legendre… Quand Fréchette s'en tient à la simplicité, puisant son inspiration dans sa vie personnelle, il est tout au plus leur égal.

LES OISEAUX DE NEIGE

Quand le rude Équinoxe, avec son froid cortège,
Quitte nos horizons moins inhospitaliers,
Sur nos champs de frimas s'abattent par milliers
Ces visiteurs ailés qu'on nomme oiseaux de neige.

Des graines nulle part! nul feuillage aux halliers!
Contre la giboulée et nos vents de Norvège,
Seul le regard d'en haut les abrite, et protège
Ces courriers du soleil en butte aux oiseliers.

Chers petits voyageurs, sous le givre et la grêle,
Vous voltigez gaîment, et l'on voit sur votre aile
Luire un premier rayon du printemps attardé.

Allez, tourbillonnez autour des avalanches;
Sans peur, aux flocons blancs mêlez vos plumes blanches:
Le faible que Dieu garde est toujours bien gardé!

Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes

20 mars 2011

La Légende d`un peuple

Louis Fréchette, La Légende d`un peuple, Québec, C. Darveau, 1890. 365 p. (Coll. «Poésies canadiennes) (Deuxième édition revue et augmentée) (Préface de Jules Clarétie)

À n’en pas douter, ce recueil, le plus fier monument de la littérature patriotique, est l’un des plus importants du XIXe siècle.  Ni avant ni après Fréchette, personne n’a consacré tout un recueil à glorifier nos «héros», notre sol, notre culture. Fréchette le dédie à la France : « Mère, je ne suis pas de ceux qui ont eu le bonheur d'être bercés sur tes genoux. » La Légende d`un peuple raconte l’histoire du peuple canadien-français, de la découverte jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il comprend un prologue, un épilogue et, comme un livre d’histoire, il est divisé en trois périodes.

Prologue
Pour l’Europe, la découverte de l’Amérique aura été une rédemption : « Sous ta baguette qui féconde, Colomb, puissant magicien, / Tu fis surgir le nouveau monde / Pour rajeunir le monde ancien. » Tel un messie, l’Amérique doit en quelque sorte purifier la civilisation européenne : « Alors le monde entier t'appellera: - ma sœur. / Et tu le sauveras! car déjà le penseur / Voit en toi l'ardente fournaise / Où bouillonne le flot qui doit tout assainir, / L'auguste et saint creuset où du saint avenir / S'élabore l'âpre genèse! »

Première période
Dans le poème « Notre histoire », Fréchette répond à Durham qui avait décrété que l’on n’avait pas d’histoire : « Ô registre immortel, poème éblouissant / Que la France écrivit du plus pur de son sang! / Drame ininterrompu, bulletins pittoresques ». Après l’historien Garneau, Fréchette va hisser l’histoire de notre peuple au niveau de la légende. Tout devient plus grand que nature! Pas question pour Fréchette d’évoquer la chasse aux castors ou la pêche à la morue! Il commence par rappeler que le projet à l’origine du Canada est lié à des idéaux humanistes. Cette mission est d’origine divine et Cartier est un « missionnaire » : « C'est l'apôtre nouveau par le destin marqué / Pour aller, en dépit de l'océan qui gronde, / Porter le verbe saint à l'autre bout du monde! / Un éclair brille au front de ce prédestiné.» Fréchette n’a plus qu’à draper cette mission d’héroïsme pour qu’on trempe dans la légende.

Pour avoir des héros, il faut forcément une adversité de taille. Fréchette commence par présenter le défi que constitue la nature canadienne : « C'était le Canada mystérieux et sombre, / Sol plein d'horreur tragique et de secrets sans nombre, / Avec ses bois épais et ses rochers géants, / Émergeant tout à coup du lit des océans! » Un deuxième élément, ce sera l’esprit de sacrifice présent chez tous les découvreurs, de Champlain à Maisonneuve, de Joliet à Cavelier de Lasalle, d’Iberville jusqu’aux missionnaires. Tous ont compris qu’ils devaient sacrifier leur vie à cette mission, qu’ils étaient en quelque sorte des « élus » : « - Vous êtes, dit le prêtre, un grain de sénevé / Que Dieu jette aujourd'hui dans la glèbe féconde; / La plante qui va naître étonnera le monde; / Car, ne l'oubliez pas, nous sommes en ce lieu / Les instruments choisis du grand œuvre de Dieu! » Même l’humble paysan est un héros à sa façon : « Vous autres, lorsque vous discutez politique, / Nation, avenir; l'oeuvre patriotique, / Jeunes gens, c'est la mienne! Un homme est éloquent, / Et peut se proclamer bon patriote... quand? / Quand il a cinquante ans labouré la prairie, / Et donné comme moi cent bras à la patrie. » Le tableau ne serait pas complet sans quelques martyrs et un « monstre sanguinaire » à la hauteur. L’Iroquois (les autres Autochtones sont absents) jouera ce rôle : « De tous côtés la horde infernale se rue. / On égorge partout, dans les lits, sur la rue; / On poignarde, on fusille, on écartèle, on fend / Le crâne du vieillard sur le corps de l'enfant; / On déchire le ventre à des femmes enceintes; / De leur mère, arrachés aux suprêmes étreintes, / On jette en pleins brasiers les petits au berceau »

Deuxième période
Cette partie pourrait s’intituler : la chute de la Nouvelle-France. Fréchette commence par la défaite de Phipps contre Montcalm (1690), puis par le naufrage de Walker à l’Île-aux-Œufs. Dans ce dernier cas, il reprend la légende de l’amiral fantôme créée autour de ce naufrage : « Par un trou du brouillard qu'on ne soupçonnait guère, / J'aperçus tout à coup huit gros vaisseaux de guerre, / De voilure inconnue et d'ancien gabarit, / Qui, poussés par un vent dont l'effet m'ahurit, / Pavillons à la corne et tout couverts de toile, / Vers les rochers du bord couraient à pleine voile. / Cette apparition dura bien peu d'instants; / Mais, dans les déchirés des brumes, j'eus le temps / D'entrevoir à peu près comme de vagues formes / D'anciens soldats couverts d'étranges uniformes, / Qui, par masses, groupés sur les gaillards d'avant, / Jetaient mille clameurs sinistres dans le vent. / […] J'avais vu les vaisseaux de l'amiral fantôme! »

Ensuite, il présente la défaite des plaines d’Abraham sans insister, s’arrêtant davantage à la bataille de Ste-Foy. Il dramatise bien ce moment où les deux camps face à face surveillent le fleuve pour voir qui des Anglais ou des Français se pointeront les premiers à l’horizon et assureront à leur pays la victoire finale : « Un navire doublait la pointe d'Orléans. / De quel côté, mon Dieu, va pencher la balance? / Maintenant les deux camps haletaient en silence. / Qu'on juge s'ils étaient poignants, accélérés, / Les battements de coeur de ces désespérés! / […] Et les guerriers saxons du haut des parapets, / Et les soldats français penchés sur les falaises, / Virent monter au vent... les trois couleurs anglaises! » Après cette amère défaite, il fallait redorer l’image de nos « héros ». Fréchette nous transporte sur l’Île-Saint-Hélène où Lévis brûle les drapeaux français plutôt que de les remettre à l’ennemi.

Suivent quelques actes de résistance de parfaits inconnus, tel Jean Sauriol qui assassinera tout ce qu’il rencontre d’Anglais avant de périr dans une grotte en plein hiver. Même s’il ne les ménage pas, on ne peut pas dire que Fréchette « démonise » les Anglais comme il l’avait fait pour les Iroquois. Pour lui, les grands responsables de la défaite, ce sont Louis XV, la Pompadour et Voltaire : « Ô France, ces héros qui creusaient si profonde, / Au prix de tant d'efforts, ta trace au nouveau monde, / Ne méritaient-ils pas un peu mieux, réponds-moi, / Qu'un crachat de Voltaire et le mépris d'un roi! » Ou encore : « Et de voir, à Versailles, un Bien-Aimé, dit-on, / Tandis que nos héros au loin criaient famine, / Sous les yeux d'une cour que le vice effémine, / Couvrir de diamants des Phrynés de haut ton! »

Troisième période
« Châteauguay », « Papineau », « Saint-Denis », « Chénier », « L'échafaud », « Hindelang », « La Capricieuse », « Le gibet de Riel », voici quelques titres qui annoncent bien le contenu de cette dernière partie. L’essentiel tourne autour de la Rébellion des patriotes. Comme il l’a raconté dans ses Mémoires, Fréchette admirait Papineau et il lui consacre deux poèmes : « Quarante ans, sans faiblir, au joug de l'oppresseur / Il opposa ce poids immense, sa parole; / Il fut tout à la fois l'égide et la boussole; / Fallait-il résister ou fallait-il férir, / Toujours au saint appel on le vit accourir; / Et toujours à l'affût, toujours sur le qui-vive, / Du Canada français il fut la force vive! » Dans « Chénier », il décrit une scène d’horreur comme il en brossait dans les guerres contre les Iroquois : « On traîna de Chénier le corps criblé de balles; / Un hideux charcutier l'ouvrit tout palpitant; / Et par les carrefours, ivres, repus, chantant, / Ces fiers triomphateurs, guerriers des temps épiques, / Promenèrent sanglant son cœur au bout des piques... » Trois poèmes sont consacrés à Riel, dont le dernier est une attaque virulente contre le fanatisme orangiste : « Écoutez la clameur qui là-bas retentit, / Ou plutôt cette voix bestiale qui beugle; / C'est le rugissement du fanatisme aveugle; / Le hurlement du monstre encore inassouvi. » Ce qui est peut-être moins attendu, c’est le discours de réconciliation qui suit. Dans son poème « Le drapeau anglais », Fréchette glorifie la civilisation anglaise qui « a su […] faire oublier » les injustices passées, qui a fait de nous « un peuple libre / Qui n’a rien perdu de ses droits ». Le dernier poème est un pamphlet contre Voltaire, à qui il ne pardonne pas les « quelques arpents de neige ». Il note son « sourire hideux », sa « lèvre torse », le « rictus exécré », « les plis amers » de la bouche, sa « voix satanique », sa « verve cynique » de « galant troubadour ».

Épilogue
L’épilogue ne contient que le poème « France ». C’est un hymne à la terre maternelle, berceau de la civilisation moderne. Fréchette croit que la France peut jouer un rôle primordial dans l’édification d’une paix durable entre les nations : « Tu seras - et c'est Dieu lui-même qui t'y pousse - / La pacificatrice irrésistible et douce. / Tu prendras par la main la pauvre humanité / Trop longtemps asservie à la haine ou la crainte, / Et tu la sauveras par la concorde sainte, / Par la sainte fraternité! »

En commençant la lecture de ce long recueil, je m’étais donné comme but d’essayer de comprendre comment Fréchette parvenait à transformer notre histoire en « épopée ». Il va de soi que le traitement des événements est un premier élément. Sauf exception, il choisit des actions guerrières, divise les combattants entre oppresseurs avides, cruels et opprimés qui ont le droit et l’idéal de leur côté. Abandonnés du monde entier, les Canadiens français ont su résister à tous les assauts, plus fiers de leur origine française que les Français eux-mêmes. Même les pires défaites deviennent une victoire du courage, de la loyauté, de la persévérance qui forcent l’admiration des ennemis. Au-delà du contenu, c’est aussi une question de style. Il décrit avec abondance, souvent dans de longues tirades, usant à profusion les adjectifs, les mots qui impliquent une forte charge émotive, multipliant les hyperboles et les accumulations. Pour l’illustrer, ces quatre strophes sur la mort de Papineau :

Extrait
Vain héroïsme ! Un soir, la mort, la mort brutale
Vint le heurter au front de son aile fatale ;
Vaincu par l'âge, hélas ! ce mal sans guérison,
Il voulut voir encore, assis à sa fenêtre,
Pour la dernière fois, plonger et disparaître
L'astre du jour à l'horizon.

Le spectacle fut grand, la scène saisissante!
Des derniers feux du soir la lueur pâlissante
Éclairait du vieillard l'auguste majesté ;
Et dans un nimbe d'or, clarté mystérieuse,
On eût dit que déjà sa tête glorieuse
Rayonnait d'immortalité!

Longtemps il contempla la lumière expirante ;
Et ceux qui purent voir sa figure mourante,
Que le reflet vermeil do l'Occident baignait,
Crurent — dernier verset d'un immortel poème-
Voir ce soleil couchant dire un adieu suprême
A cet astre qui s'éteignait!

Ce n'était pas la mort, c'était l'apothéose ! ...
Maintenant parlons bas : il est là qui repose
Au détour du sentier si sauvage et si beau
Qu'il aimait tant, le soir, à fouler en silence ;
Et les grands arbres verts que la brise balance
Penchent leur front sur son tombeau.

Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes

18 mars 2011

Quelques critiques sur Angéline de Montbrun

« On dit que les femmes raisonnent moins avec leur tête qu'avec leur cœur : s'il en est ainsi de Laure Conan, elle raisonne mieux avec son cœur que bien des hommes avec leur tête.
C'est une nature éminemment poétique, mais non moins éminemment pratique : une merveilleuse harmonie de l'imagination et du bon sens, du sentiment et de la raison. Quand même elle ne dirait pas qu'elle a souffert, son livre nous le révèle. Elle a passé à travers les ronces do la vie, et a senti, c'est elle-même qui le dit, combien le cœur est lourd à porter quand il est vide. Ce qu'elle sait de la vie, elle l'a appris à l'école de l’épreuve. Il y a des larmes sur les ailes de ce papillon. » (L’abbé Casgrain dans la préface du roman)

« Le premier personnage de roman né au Canada français s'appelle Angéline de Montbrun; et il est l'œuvre d'une femme. Une femme timide, discrète, tourmentée, qui cachait son vrai nom (Félicité Angers) sous le pseudonyme de Laure Conan, et qui passa presque toute sa vie loin des cercles littéraires de Montréal et de Québec, dans la maison paternelle du petit village de La Malbaie. « Cette noble jeune fille, lisons-nous dans Angéline de Montbrun, qui s'isolait dans sa douleur, avec la fière pudeur des âmes délicates, écrivait un peu quelquefois. » Laure Conan est cette « noble jeune fille » ... du moins par l'imagination et le souvenir. C'est à trente-cinq ans qu'elle publie, en 1881, son premier roman, et il ne ressemble à rien de ce qui s'était écrit auparavant au Canada. Les trompettes de l'Histoire et de la Survivance se font à peine entendre dans cette histoire d'amour sombre, douloureuse, intensément personnelle malgré les fades ornements d'un style de couventine. On y surprend d'étranges plaintes, d'étonnants aveux: « J'ai vu de près l'abîme du désespoir... », « la grande clarté du désabusement... »; et cette phrase atroce, dans la perspective religieuse qui est celle de l'héroïne: « L'éternité, cette mer sans rivages où nous disparaîtrons tous! » Sans doute les contemporains de l'auteur, et Laure Conan elle-même, seraient-ils étonnés, pour ne pas dire scandalisés, de ce que nous voyons aujourd'hui dans ce roman officiellement voué à l'édification religieuse la plus austère. Les révélations involontaires, les profondes indiscrétions, qui font pour nous l'intérêt de ce livre leur demeuraient, et ne pouvaient sans doute que leur demeurer cachées. Né dans sa propre négation, le roman canadien-français se continue dans l'équivoque. Romancière, c'est-à-dire créatrice de personnages imprévisibles, complexes, troublants, Laure Conan l'est en quelque sorte malgré elle. » (Gilles Marcotte, Une littérature qui se fait)

« Avant Laure Conan, le pays avait vu défiler, dans son long roman national peu prestigieux, des hommes et des femmes de même cousinage. Tous, sauf exception, étaient directement issus de l'événement, plus ou moins dépeints dans le pittoresque du costume, du geste ou de la nature. Il leur manquait le relief de la psychologie, une attention pénétrante à leur destin individuel. Aucun n'avait pu ou su communiquer, soit à lui-même, soit aux autres, la profondeur et la vérité ondoyante d'une personnalité; il n'y avait pas eu de roman d'analyse. Angéline de Montbrun rompt avec ce trop long silence. Seule la vie intérieure comptera aux yeux de son auteur. À travers son héroïne, Laure Conan livre pour la première fois cette part de mystère qui s'enracine à l'âme. En effet, c'est de la romancière même qu'Angéline tire ses émois, sa souffrance, sa longue lutte et sa soumission devant le destin. La mélancolie, les regrets, parfois le dépit d'une vie sans joie imprègnent de nombreuses pages du roman. Finalement, une résignation qui fut difficile à obtenir et une foi toujours sans faille, mais éprouvée, l'emportent sur les cris du cœur et les faiblesses de la chair.» (Arsène Lauzière et all., Histoire de la littérature Française du Québec, tome 1)

« Pour ce qui est du journal d'Angéline, il est beau, sans doute, il est sublime, mais engendre à la longue une sorte de monotonie. Et dirai-je que l'on s'étonne un peu que cette « fleur-des-champs » qui nous était apparue insouciante et gaie, naïvement impulsive, pas portée du tout à l'analyse, à la dissection de l'âme, se révèle subitement la plus subtile des psychologues, la plus pensive des créatures, capable de démêler toutes les complications du sentiment, touchant d'une main sûre les fibres les plus secrètes pour en décrire l'état, pour en rendre les vibrations inquiètes. Il est vrai, elle a vieilli, surtout elle a souffert, et sa souffrance n'est pas de celles qui guérissent. Or, rien ne creuse une âme comme la douleur, quand elle ne l'anéantit pas. Que l'on se rappelle le vers du poète : Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
Et Angéline a été aussi très bien élevée, son instruction littéraire n'a rien laissé à désirer, sa formation religieuse a été parfaite. Et cependant, tout cela dûment admis, j'ose soutenir qu'elle se dévoile à nous comme une femme dont l'évolution intérieure a eu quelque chose de prodigieusement rapide. Nous n'étions pas suffisamment préparés par ses antécédents à la voir déployer un raffinement dans les sensations, non plus qu'étaler une érudition qui nous renverse par son étendue. » (Henri d’Arles, Estampes)

17 mars 2011

Angéline de Montbrun

Laure Conan (Félicité Angers), Angéline de Montbrun, Québec, Imprimerie Léger Brousseau, 1884, 343 p. (Présentation de l'abbé H.-R. Casgrain]. (1re parution : La Revue canadienne, 1882)

L’intrigue est simple. Angéline de Montbrun, orpheline de mère, vit avec son père adoré à Valriant en Gaspésie. Maurice Darville, en visite chez elle, la demande en mariage. Les Darville sont de vieux amis des Montbrun. Le père accepte à condition qu’ils attendent que sa fille ait atteint ses vingt ans. Deux drames surviennent qui vont bouleverser la vie d’Angéline. Son père est blessé mortellement dans un accident de chasse et elle est défigurée lors d’une chute. Le temps passe. Angéline, qui a repoussé la date du mariage, sent que Maurice s’est éloigné d’elle. Elle rejette cet amour médiocre et s’enfonce dans une vie ascétique, toute consacrée aux bonnes œuvres et à la recherche de Dieu.

Au-delà du contenu, c’est d’abord la composition du roman qui attire l’attention. Le roman compte trois parties. D’abord, sous la forme d’un roman épistolaire, on suit l’histoire d’amour entre Angéline et Maurice. Tout compte fait, on en sait peu de choses et c'est la sœur de Maurice, Mina, qui retient le plus notre attention, ce dont le résumé ci-dessus ne rend pas compte. Son regard sur la relation amoureuse entre son frère et sa meilleure amie est plus intéressant que la relation amoureuse elle-même. Plus encore on comprend, peut-être avant le personnage, qu’elle est amoureuse du père d’Angéline, qui demeure un homme séduisant à 42 ans. Cette sous-intrigue avait la capacité de vivifier l’intrigue principale, de lui offrir les ramifications qui lui faisait cruellement défaut : quel impact aurait eu une relation entre Mina et le père sur le lien presque incestueux que ce dernier entretenait avec sa fille? Il me semble qu’on avait tous les ingrédients pour mener à terme une intrigue psychologique, d’autant plus que les personnages étaient bien typés : les deux amoureux naïfs, la jeune mondaine (Mina) et l’homme d’âge mur prisonnier de ses principes (de son « armure enchantée », dira Mina).

En quelques pages, tout bascule. À la poubelle, tout ce que Laure Conan avait mis 153 pages à mettre en place. Plus encore, cette rupture entraîne une rupture générique. Elle abandonne le roman épistolaire et passe à la narration traditionnelle. Un court passage de 5 pages. Et dans ces pages, on change de roman. Le père d’Angéline meurt et Mina entre en religion; Angéline et Maurice se séparent. L’histoire amoureuse est terminée, à moins de se lancer dans des considérations psychanalytiques comme certains commentateurs l’ont fait. Tout le reste, présenté sous forme de journal, avec quelques passages épistolaires, ce sera la pathétique descente aux enfers d’une pauvre fille, laide et abandonnée de tous, et sa rédemption à laquelle on a beaucoup de difficulté à croire, tant elle ne la rend pas heureuse. Une vieille fille solitaire qui cherche à donner un peu de sens à sa vie, à noyer son désespoir dans les bonnes œuvres et la religion.

Entendons-nous bien. Je ne dis pas que la dernière partie n’a pas de sens, mais tout simplement que Laure Conan a abandonné une histoire qu’elle n’a peut-être pas osé terminer. Plus encore la rupture de genre n’était pas nécessaire. Il me semble qu’on y aurait gagné à ce qu’elle aille jusqu’au bout avec le récit épistolaire.

Ce long préambule pourrait laisser croire que je n’apprécie pas ce roman. Au contraire, je le considère comme le meilleur du XIXe siècle. Au-delà de l’intrigue, il y a une finesse de l’analyse et un sens poétique dans Angéline de Montbrun qu’on ne retrouve pas dans les romans de ses contemporains, ni dans les romans ultérieurs de l’auteure. Même l’intrigue amoureuse entre Angéline et Maurice, idyllique à souhait, suscite des idées qui l’élèvent au-dessus de la plate histoire du berger et de la bergère. « Je sais que le mot d’exaltation est vite prononcé par certaines gens. Angéline, êtes-vous comme moi ? Il existe sur la terre un affreux petit bon sens horriblement raide, exécrablement étroit, que je ne puis rencontrer sans éprouver l’envie de faire quelque grosse folie. Non, que je haïsse le bon sens, ce serait un triste travers. De tous les hommes que je connais, votre père est le plus sensé, et je suis suffisamment charitable à son endroit. Le vrai bon sens n’exclut aucune grandeur. Régler et rapetisser sont deux choses bien différentes. Quelle est donc, je vous prie, cette prétendue sagesse qui n’admet que le terne et le tiède, et dont la main sèche et froide voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle. »

Quant à la dernière partie, Laure Conan a l’intelligence de nous montrer un cheminement assez chaotique. Angéline n’est pas tout d’un coup touché par la grâce. Au départ, sa révolte est même assez forte pour troubler l’agonie de son père : « Non, je ne pouvais croire à mon malheur. Le mot de résignation me faisait l’effet du froid de l’acier entre la chair et les os, et lorsque après sa communion, mon père m’attira à lui et me dit : « Angéline, c’est la volonté de Dieu qui nous sépare » J’éclatai. Ce que je dis dans l’égarement de ma douleur, je l’ignore ; mais je vois encore l’expression de sa douloureuse surprise. » Et après que son père l’ait conjurée de se reprendre : « Et à cette heure d’agonie, une force, une douceur surnaturelle se répandit en mon âme. Toutes mes révoltes se fondirent en adorations. J’acceptai la séparation. Je me prosternai devant la croix, je la reçus comme des mains du Christ lui-même. » Même à la fin du récit, on ne peut pas dire qu’Angéline se soit abandonnée à l’« Amour sauveur » : elle renonce au monde terrestre sans aucune joie. En un mot, je suis loin de partager le bel enthousiasme de l’abbé Casgrain dans la préface : « … c'est un livre dont on sort comme d'une église, le regard au ciel, la prière sur les lèvres, l'âme pleine de clartés et les vêtements tout imprégnés d'encens. » Roman d’édification? Sûrement pas!

7 octobre.
Seule !... Seule... pour toujours
Ah ! je voudrais penser au ciel. Mais je ne puis. Je suis comme cette femme malade dont parle l’Évangile qui était toute courbée et ne pouvait regarder en haut.

9 octobre.
Le poids de la vie ! Maintenant je comprends cette parole.
Je ne sais rien de plus difficile à supporter que l’ennui très lourd qui s’empare si souvent de moi. C’est une lassitude terrible, c’est un accablement, un dégoût sans nom, une insensibilité sauvage. Ma pauvre âme se voit seule dans un vide affreux.
Mais je ne me laisse plus dominer complètement par l’ennui. J’ai repris l’habitude du travail et je la garderai.
Que deviendrai-je sans le saint travail des mains, comme disent les constitutions monastiques, le seul qui me soit possible bien souvent.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman, entre autres que le thème du patriotisme qui fera la gloire de l’auteure s’y trouve déjà. On pourrait noter aussi l’importance des citations (auteurs célèbres, chansons), comme si l’auteure débutante voulait établir sa crédibilité. Enfin, on a beaucoup glosé sur les rapports incestueux entre Angéline et son père, le plus souvent en faisant le lien avec la biographie de l’auteure. Si cela vous intéresse, voir Jean LeMoyne, dans le DOLQ.

Extrait (la fin du roman)
Après tout, mon ami, en sacrifiant tout, on sacrifie bien peu de chose. Ai-je besoin de vous dire que rien sur la terre, ne nous satisfera jamais! Ah ! soyez-en sûr, en consacrant l'union des époux, le sang du Christ ne leur assure pas l'immortalité de l'amour, et quoi qu'on fasse, la résignation, reste toujours la grande difficulté, comme elle est le grand devoir.

Sans doute, tout cela est triste, et la tristesse a ses dangers. Qui le sait mieux que moi ? Mais, Maurice, pas de lâches faiblesses. O mon ami, épargnez-moi cette suprême douleur ; que je ne rougisse jamais de vous avoir aimé !

Laure Conan sur Laurentiana
L'Oublié
À l'oeuvre et à l'épreuve
La Sève immortelle
Angéline de Montbrun

L'Obscure souffrance

13 mars 2011

Le Pirate du Saint-Laurent

Henri-Émile Chevalier, Le Pirate du Saint-Laurent, Montréal, John Lovell, 1859, 173 p. (déjà paru sous le titre La Jolie Fille du faubourg Québec, dans Le Moniteur canadien, 2 février- 10 août 1854)

Prologue
Le bateau de Charles Bourgeot, après avoir subi une violente tempête, est attaqué par un féroce corsaire, surnommé Le Corbeau. Les pirates s’emparent de la cargaison et tuent tout le monde, sauf Charles laissé pour mort sur le pont. Il est recueilli par un bateau qui se dirige vers Halifax. Quelque temps plus tard, il revient à Québec, épouse une Canadienne qui lui donne un enfant, Angèle. Sa femme meurt et lui, peu de temps après.

1re partie
L’action a lieu dans le faubourg Québec à Montréal. Une vieille femme hideuse, surnommée la Camarde, vit dans une « cahute en bois », près de la rue Ste-Catherine. On ignore tout d’elle. Les gens, qui la considèrent comme une sorcière, pensent qu’elle a fait un pacte avec le diable, ce qui lui assure sa subsistance. Un soir, un certain Larençon se présente chez elle, y retrouve un complice du nom de Mike : les deux sont venus chercher un enfant. Avant de quitter, ils tuent la vieille et mettent le feu à sa cahute.

2e partie
On retrouve Mike dans une prison. Avec un complice, Alphonse, il essaie de s’en évader. Un garde les blesse et seul Alphonse prend la fuite. Il se cache dans la chambre d’une jeune fille, Angèle Morlaix. Celle-ci le trouve à moitié mort au retour d’une veillée. Elle apprend qu’il se nomme Alphonse Maigret et est un prisonnier politique. Très émue, elle le cache.

3e partie
Angèle Morlaix est une orpheline qui a été élevée par un charretier du nom de Pierre Morlaix. Elle va donc trouver son père adoptif pour qu’il prenne soin du fuyard. Angèle, qui est amoureuse d’Alphonse, a un prétendant qui la harcèle : il a vu ce qui se tramait sans trop comprendre.

4e partie
Le prétendant d’Angèle est jaloux. Pour y voir plus clair, il va consulter une vieille sauvagesse à Caughnawaga qui lui dit que sa fiancée le trompe. Un soir, en compagnie de l’Indienne, il la surveille et la surprend à la fenêtre. Il devine qu’elle cache le Alphonse Maigret que la police recherche.

5e partie
Ce qu’il ignore, c’est qu’Angèle l’a aperçu. Elle organise immédiatement la fuite d’Alphonse vers Côte-des-Neiges où réside un protecteur du nom de M. Jobinet. Sur la route, ils rencontrent des brigands dont Mike qui a finalement réussi à s’échapper. M. Jobinet doit faire passer Alphonse aux États-Unis.

6e partie
On se retrouve dans un bar. Tous les épisodes du début vont s’éclairer dans cette partie. Mike est avec deux compagnons de beuverie. Il leur raconte qu’il a été marin sur le navire corsaire Le Corbeau. Larençon en était le capitaine. Or le vrai nom de Larençon était Bourgeot. Le Charles du prologue était son frère, ce qu’il ignorait. Après bien des péripéties, Bourgeot s’est retrouvé sans le sous. Un jour, il apprend que son frère Charles, qui est décédé, a hérité de la fortune de leur père. Il usurpe l'identité de son frère, fait enlever sa fille Angèle, la dépose devant une porte (les Morlaix), et vient s’établir à Montréal sans le dire à Mike avec qui il devait partager ses richesses. Treize ans ont passé. Mike a découvert sa supercherie et l’a assassiné.

7e partie
Angèle reçoit une lettre d’Alphonse. Il est à New York. Il lui déclare son amour de façon à peine voilée. Angèle a de la difficulté à lui avouer le sien, puisqu’elle est « bâtarde » (c’est ce qu’elle croit), ce qui la disqualifie selon elle. À Montréal a lieu le procès de Mike. Il raconte tout, entre autres l’enlèvement d’Angèle. L’identité d’Angèle est ainsi dévoilée et son héritage rendu (on le suppose).

Épilogue
Alphonse et Angèle vivent à new York. Il est devenu « un des plus riches constructeurs de navires aux États-Unis ». Elle a été « longtemps la plus jolie femme de New York ».

Le roman, à l’origine un feuilleton, est très segmenté. L’intrigue est tortueuse au début, sans doute pour bien hameçonner le lecteur. On trouve toutes les caractéristiques du roman populaire : personnages caricaturaux, épisodes courts, revirements de situation. À côté de ces passages où l’action est très vive, on trouve des chapitres où tout s’arrête. L’auteur disserte. On sent qu’il était très intéressé par le progrès et la révolution industrielle. Plus encore, il semble bien au fait des esthétiques littéraires de son temps : le réalisme et le naturalisme. Il disserte sur l’influence de l’hérédité et du milieu, sur la place de la science en littérature. Il évoque certaines théories scientifiques pour expliquer certains comportements de ses personnages : « On a établi une différence entre le cœur et le cerveau (traduisez esprit). Au premier, disent certains physiologistes, appartiennent les sensations naturelles, au second, les sentiments étudiés. - Tandis que Bichat, avec son effroyable science, définissait en trois mots, le siège accepté de nos émotions, et disait : le cœur? Un muscle creux! Byron méditait l'impressionnabilité unique et suprême du cerveau (brains). Si le Français se posait en négateur des idées reçues, si l'Anglais essayait de changer le trône de nos facultés, avaient-ils plus tort ou raison que le vieil Homère, s'écriant par la bouche de l'un de ses héros : Mon diaphragma vous aime? — Les progrès de la physique, mécanique, botanique, astronomie, chimie, pathologie et même de l'anatomie, ont été considérables depuis un siècle ; mais cependant, on n'est point encore parvenu à déterminer l'organe réel des conceptions mentales. Aussi acceptons-nous et accepterons-nous, jusqu'à preuve du contraire, l'antique tradition : Le cœur nous semblera jouer en nous un rôle passif, et le cerveau un rôle actif. Celui-ci produirai celui-là recevra. En d'autres termes, nous pensons que le cœur est soumis au contrôle du cerveau. Les organes extérieurs Transmettent la sensation au cerveau qui la juge, l'apprécie, et renvoie au cœur le résultat de son examen ; et tandis que ce dernier subit la secousse, l'autre eu diminue ou affaiblit l'effet pour lui-même. De là naît cette sorte d'antagonisme dans notre nature. Le cœur est ou profondément ulcéré ou entièrement satisfait, alors que le cerveau nage dans un océan d'incertitudes. » (p.94)

Les choses deviennent plus pénibles quand il disserte sur des problèmes humains : « Qu’est-ce que l’amour? Qui pourra me dire ce que c'est que l'amour? Depuis l'origine des choses, on s'est efforcé de définir ce sentiment qui embrase deux êtres de sexes différents, d'une flamme souvent inextinguible : L'amour, s'écrient les philosophes cosmogoniques, est le principe de tout ; l'amour, affirment les réformateurs, sera la base des sociétés futures ; l'amour, chante le poète, c'est le bleu de l'éther; l'amour prononce l'artiste, c'est l'Idéal du beau; l'amour, écrit le psycologiste, c'est de l'égoïsme à deux. Voilà bien des solutions! Laquelle est la vraie, laquelle est la meilleure ? »

Il a l’air d’en connaître beaucoup sur les opérations maritimes et les Indiens de Caughnawaga, à moins qu’ils se soient tout simplement bien documentés.

7 mars 2011

Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices

François-Réal Angers, Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices, s.n., Québec, 1880, 105 pages. (1re édition : Québec, Fréchette et cie, 1837, 73 p.)

« Pendant l'été de 1834, et surtout après la cessation du Choléra, vers l'Automne de la même année, Québec fut le théâtre d'un fléau non moins alarmant que celui de l'épidémie. Des vols, des assassinats, des bris de maisons, des profanations et des sacrilèges se succédèrent avec une inconcevable rapidité, et jetèrent l'épouvante dans tous les rangs de la société. Jamais crimes et brigandages, accompagnés de circonstances plus atroces, n'avaient été commis avec plus d'audace et d'impunité au milieu d'une société comparativement peu nombreuse et proverbialement morale. »

Tel est le début de ce récit à peine romancé. Le livre fut publié quelques semaines avant L’Influence d’un livre ou Le Chercheur de trésors d’Aubert de Gaspé fils, ce qui aurait dû en faire notre premier roman, mais voilà il y a un débat sur le sujet : Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices, est-ce un roman ou simplement le récit d’un fait divers (voir le DOLQ)? Angers, qui était avocat, s’est inspiré fortement d’une cause qui a marqué les annales judiciaires de son époque. Il raconte l’histoire de Charles Chambers (Cambray dans le récit) et George Waterworth, deux malfrats qui faisaient partie d’une bande de criminels connus comme « les brigands de Cap-Rouge ». Ils commencèrent par voler du bois aux cageux et poussèrent l’audace jusqu’à dérober de l’argenterie dans la Chapelle de la Congrégation de Notre Dame de Québec. Ils furent arrêtés, disculpés, puis finalement condamnés quand Waterworth devint délateur.

Angers nous présente dès le premier chapitre les principaux faits, puis remonte dans le temps pour essayer d’expliquer ce qui a amené ces deux types à commettre des crimes aussi odieux (vols accompagnés de viols et de meurtres). Il relate quelques-uns de leurs principaux crimes, tels que les avait racontés Waterworth lors du procès.

L’histoire est sordide et l’auteur sent le besoin de se prémunir contre certaines critiques qu’il pourrait encourir, prenant ses distances face à l’imagination, arguant que son but est louable : « L'histoire des crimes ne pourrait être qu'une lecture propre à flétrir l'imagination et à inspirer inutilement du dégoût et de l'horreur, si elle n'était écrite dans un but philanthropique, celui d'exciter la sympathie du Législateur en faveur de la misérable condition de l'homme, que des passions violentes et le vice des lois ont conduit par degrés dans l'abîme du vice. Notre objet n'est pas simplement de satisfaire la curiosité par le récit d'aventures extraordinaires, mais bien, d'appeler l’attention du Législateur aux misères et aux souffrances de l'humanité, comme de soulever de questions de morale publique. »

À la fin du récit, on suit les deux prisonniers dans leur cachot, leurs tentatives d’évasion et leurs relations qui changent quand Waterwoth devient délateur. La peine de mort qui attend Cambray et ses complices (sauf Waterworth) sera commuée en condamnation à l’exil vers « la colonie de la nouvelle Galle méridionale ». (Quel plaisir pour les Australiens de recevoir ces canailles!)

Ce pseudo-roman se veut une étude sur la criminalité ou plus précisément sur l’âme criminelle. Ce qui a mené Waterworth au crime, c’est la faiblesse de sa personnalité : il est complètement dominé par Cambray. Quant à ce dernier, il est issu d’un milieu pauvre qui lui offrait peu de chances de réussite. C’est donc par ambition qu’il est devenu brigand. D’un crime à l’autre, lui qui n’était pas vraiment croyant, il s’est endurci, rejetant toute morale, passant de voleur à assassin. Jamais il ne cédera aux remords et aux repentirs. Au passage l’auteur critique le système carcéral, véritable école du crime, et le peu de moyens dont dispose la société pour réhabiliter les criminels : « Dans l'état actuel des choses, quand un homme a le malheur de tomber dans nos Prisons, il est perdu : il n'y a plus pour lui de barrière du premier au dernier pas ; le chemin du vice lui est aplani d'un seul coup ; les plus heureuses dispositions ne peuvent le sauver de l'influence de l’air corrompu qu'il respire. » Au total, on obtient une image assez réaliste et assez surprenante des milieux criminels dans la première moitié du XIXe siècle.

Le récit est assez factuel. L’auteur ne cache pas qu’il a utilisé les documents liés au procès. Cependant, il y a des dialogues, des portraits, des analyses qui sont le fait de l’auteur. Ce récit est un roman dans l’acception moderne du mot « roman ». Eugène L’Écuyer dans La Fille du brigand, Alphonse Gagnon dans « Geneviève » et Louis Fréchette dans Mémoires intimes ont aussi raconté les méfaits de la bande de Carouge.

Extrait (le crime de Carouge)
Nous fesons sauter la porte sans cérémonie avec de forts leviers : les deux femmes épouvantées s'échappent par une fenêtre de derrière, nous les poursuivons, et nous les ramenons bon gré mal gré ; sans plus tarder, nous les jetons toutes deux à la cave, où Cambray et Matthieu les suivent pour les consoler.

« Tiens, tu vois bien cette cave, me dit Gagnon, c'est la seule manière de faire les choses en sûreté. »

Toute cette scène s'était passée dans les ténèbres qui nous étaient nécessaires ; car nous n'étions pas déguisés : ce n'était pas notre usage. Les moineaux une fois dans le cachot, Gagnon et moi nous fesons de la lumière, et tandis que nos camarades s'amusent à leur guise dans la noirceur, nous apportons sur la trappe de la cave une petite table, que nous chargeons de bouteilles et de provisions, et assis tous deux en face l'un de l'autre nous nous mettons à manger, à boire et à chanter comme des lurons. Les deux autres ne tardent pas à sortir de leur cage, et à nous rejoindre.

« Elles peuvent appeler cela comme elles le voudront, dit Matthieu en sortant, mais du moins la résistance n'a pas été grande : le diable m'emporte, si elles n'ont pas pris cela comme une bonne fortune. J'ai pincé le bras de la fille, elle a eu cinq cents amants, m'a-t-elle avoué ! »

« Et moi, je lui ai ôté son jonc », dit Cambray, en nous le montrant. (p. 28)

Extrait (la fin)
Le lendemain Cambray, Gillan et Mathieu surent que leur sentence de mort avait été commuée en une sentence de déportation, et que dans deux mois ils partiraient avec les autres pour la colonie de la nouvelle Galles Méridionale. De ce jour, plus de conversion ! Mathieu et quelques autres ont tenté de s'évader par un canal ; Cambray a voulu se rendre malade, en avalant du tabac ; mais le médecin-visiteur a déjoué son projet, en lui recommandant un voyage sur mer pour le rétablissement de sa santé. En effet, le 29 mai (I837) vers dix heures du matin, trente-neuf criminels, enchainés deux à deux, sont sortis de la prison. Cambray et Mathieu étaient à leur tête.

Arrivés sous la potence, ils ont fait entendre tous ensemble des hourras répétés, et ils sont descendus tout joyeux vers le Port, saluant celui-ci, appelant celui-là, comme de vieux soldats qui partiraient pour l'armée. Ils ont été mis à bord du Brick Cérès, capitaine Squire, et dès le même soir ils ont fait voile pour les Antipodes. (p. 105)

Patrimoine, histoire et multimedia : pour connaître tous les tenants et aboutissants de cette affaire criminelle.