15 mai 2015

Matin sur l’Amérique

André-Pierre Boucher, Matin sur l’Amérique, Montréal, Éditions d'Orphée, 1958, 51 pages.

Le passage d’André-Pierre Boucher dans le champ littéraire québécois dure tout au plus dix ans. Il publie d’abord Fuites intérieures (1956), puis Matin sur l’Amérique (1958) et  Chant poétique pour un pays idéal. Bilan de poésie 1956-1966 (1966), dans lequel il reprend, modifiés, ses deux premiers recueils, auxquels il ajoute : Le Jour interdit et Chant poétique pour un pays idéal.

Matin sur l’Amérique s’ouvre sur un poème d’amour : « Par toi, le sommeil tranquille amarré sur nos fronts / petites vagues précises de nos songes identiques / à notre amour que j’aime... / cet amour qu’on souligne / dans les yeux des enfants / ou soudain d’un rire à la hauteur du silence / une chevelure défaite aux parfums des iris / combinés de l’odeur sombre des conifères / à la racine des bras emprisonnés ».

Le reste du recueil n’est pas aussi lumineux. L’amour ne semble plus possible : « Puisses-tu revenir / avant le revirement des oiseaux froids dans ma tête / tellement folle qui ne saura plus rien comprendre // Remous incessant des appels anciens / toi mêlé à toutes les herbes et des lacs / à peine une différence de couleur / et qu'est-ce que la couleur après le départ des saisons ? » Beaucoup de poèmes soulignent la douleur de cet amour perdu : « A quoi sont-elles bonnes mes mains / à présent qu’elles n’ont plus de visages à aimer ».

La perte amoureuse débouche sur un état de détresse. Il en vient à désespérer d’avoir vingt ans : « Quand il pleut dans la tête des enfants-monstres / alcool-blasphème des poèmes interdits / le beau désastre d’avoir vingt ans / pierre flambante noire aux cratères des yeux / habits troués de souvenirs ». Le désir s’est envolé, sa vie n’est que désert et solitude : « Je suis terre stérile inattentive au souffle d’avril / … / Je suis arbre mort à toute saison ». Cet état de déréliction conduit au désespoir le plus total et à l’idée de suicide : « Nuit de catastrophe / jaillissait le sang noir de tes veines / ta tête engluée de jeunesse tourmente ».

Mais il y aussi un élargissement du drame personnel, comme si la ville contribuait à son désespoir : « Sale vile béton calcinée / roule un enfer de nuages enchainés / Humidité rompue de nos mains pétrifie / La ville au béton crucifie ses dépravés. » Et finalement, son mal-être  devient un peu celui de ses congénères, pour ne pas dire de son pays : « Hommes de ma race : usine à sacrifice / dans la forêt inhospitalière des villes / avaleurs de bière : marchands de bonheur simple / l’amour qu’on leur donne n’a jamais de retour / éternels vagabonds en quête de libertés / ils ont inscrit à leur front l’inlassable aventure / vers les clairières enluminées des grandes forêts vierges. » Comme ce dernier extrait le mentionne, l’ouverture perçue, c’est l’ailleurs : départ et fuite et surtout aventure, libération : « Nos bras de proue font cercle-lumière / la roue du monde : le monde sur lui-même / Rêve de départ prend racine dans la tête renversée / vers quel pays va notre rêve... » Le dernier poème, qui donne son titre au recueil, est une exploration jubilatoire du territoire américain : « Une Amérique à l’infinie Présence / Bouleversante de couleurs, d’asphalte et de plaines mouvantes-or / Du Nord Boréal aux Hommes de Flammes-Sud / Matin sur l’Amérique / en un long feu de joie. »

Très beau recueil de poésie, en prise sur la sensibilité de son époque. Bien sûr, il est tentant de lire Matin sur l’Amérique comme une reconnaissance de notre américanité, thème discuté à l’époque, et dont le recueil de Michel Van Schendel, Poèmes de l'Amérique étrangère (1958), publié la même année, semble être le point de référence. Quant à moi, j’y vois davantage un recueil intimiste.

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