17 août 2007

Pieds nus dans l'aube

Félix Leclerc, Pieds nus dans l’aube, Montréal, Fides, 1946, 242 pages.

Félix Leclerc raconte ses souvenirs d’enfance, vécue à La Tuque dans les années 1920. À l’époque, seuls le train et le Saint-Maurice relient ce village au reste du Québec. La famille compte plusieurs enfants et le père, un pionnier dans l’âme, fait un peu tous les métiers. Le récit de Leclerc couvre une période de deux ans, entre ses 12 et 14 ans. Bientôt, il va quitter sa famille, son petit milieu, la frontière du Nord, son enfance protégée, à l’abri des rumeurs du monde, pour poursuivre ses études à Ottawa. 

Leclerc raconte sa découverte de l’amitié (Fidor et Ludger), de l’amour (il sert la messe au couvent et une petite fille, Élise, lui donne des oranges), de la pauvreté qui règne autour de lui (mais non dans sa famille), de la tromperie et de la mort (la femme du forgeron qui trompe son mari avec le barbier finit par se suicider). Il décrit la force du lien familial (son admiration pour ses parents, surtout pour sa mère; le lien très fort avec sa sœur Lédéenne); la découverte de la misère (le frère de Ludger qui habite une terre de misère et qui pousse son jeune frère à poursuivre ses études); la présence de la nature (son père a acheté un lot dans le Canton Mayou en pleine forêt; ils s’y rendent les fins de semaine) et de certains êtres qui en ont une compréhension très intime (Fidor). Il évoque son initiation à la musique (Schubert), le passage des générations (le vieux Père Richard qui habite avec eux voit son œuvre détruite : on remplace les vieux trottoirs de bois qu’il avait construits). 

Par-dessus tout, Leclerc éprouve un grand sentiment de nostalgie pour son enfance qui s’en va; il aimerait que le temps s’arrête, que le monde cesse de changer. On assiste aussi à la naissance de l’écrivain, de l’artiste qui se sent la responsabilité de témoigner de ce monde. On découvre la source de certains chansons (Le petit bonheur; Moi, mes souliers). 

Il y a le décor, la maison à trois étages, la rue Claire-Fontaine, la Tuque, la vallée du Saint-Maurice. Il y a les ouvriers qui travaillent à la pulperie et ces bûcherons ou draveurs que la famille héberge. Il y a quelques trappeurs et les bêtes sauvages si près. Il y a l’appel du Nord, la quête du grand-père Barbu qu’a reprise le père : défricher, ouvrir de nouvelles villes.

Écrit en 1945, ce livre « respire le bonheur », sent le « bon pain de ménage », si vous me permettez les clichés. Ça sent le bon terroir, ça grouille de vie, avec déjà le regard sympathique que Leclerc n'a jamais cessé de poser sur la campagne québécoise et ses habitants, sur les hommes et les bêtes, sur la nature et l’art. Ce récit fait beaucoup penser à La Gloire de mon père de Pagnol (1957) .****

Extrait (le début du récit)

Nous sommes tous nés, frères et sœurs, dans une longue maison de bois à trois étages, une maison bossue et cuite comme un pain de ménage, chaude en dedans et propre comme de la mie.

Coiffée de bardeaux, offrant asile aux grives sous ses pignons, elle ressemblait elle-même à un vieux nid juché dans le silence. De biais avec les vents du nord, admirablement composée avec la nature, on pouvait la prendre aussi, vue du chemin, pour un immense caillou de grève.

C'était en vérité une têtue, buveuse de tempêtes et de crépuscules, décidée à mourir de vieillesse comme les deux ormes, ses voisins.

Elle tournait carrément le dos à la population et à la ville pour ne pas voir le quartier neuf où poussaient de ces petites demeures éclatantes, fragiles comme des champignons. Face à la Vallée, boulevard du fauve Saint-Maurice, notre maison fixait comme en extase la lointaine caravane de monts bleus là-bas, sur lesquels se frappaient des troupeaux de nuages et les vieux engoulevents qui n'avaient pu sauter.

Rouille sur le flanc, noir sur le toit, blanc autour des fenêtres, notre lourd berceau se tenait écrasé sur un gros solage de ciment, rentré dans la terre comme une ancre de bateau pour bien nous tenir; car nous étions onze enfants à bord, turbulents et criards, peureux comme des poussins.

Une grande cheminée de pierres des champs, robuste, râpeuse, prise dans le mortier lissé à la truelle, commençait dans la cave près des fournaises ventrues, par-dessus la petite porte à courants d'air, où, en mettant un miroir, on découvrait les étoiles. Comme un moyeu de roue, elle passait entre les étages en distribuant des ronds de chaleur, puis elle débouchait à l'extérieur, raide comme une sentinelle à panache et fumait, cheveux au vent, près d'une échelle grise, couchée. L'échelle grise et la petite porte noire de suie n'étaient pas pour l'usage des hommes, nous avait-on appris, mais pour un vieillard en rouge qui, l'hiver, sautait d'un toit à l'autre, derrière ses rennes harnachés de blanc.

De bas en haut, de haut en bas, notre chez-nous était habité: par nous au centre, comme dans le cœur d'un fruit; dans les bords, par nos parents; dans la cave et la tête, par des hommes superbes et muets, coupeurs d'arbres de leur métier. Sur les murs, les planchers, entre les poutres, sous l'escalier, près des tapis, dans le creux des abat-jour, vivaient les lutins, le Bonhomme-Sept-Heures, les fées, les éclats de chant, Lustucru, les échos de jeux; dans les veines de la maison, courait la poésie.

Nous avions la chaise pour nous bercer, le banc pour faire la prière, le canapé pour pleurer, l'escalier à deux marches pour jouer au train; aussi, de ces jouets savants que nous n'osions toucher, telle cette bête à deux fils, au long bec, sonnerie au front, qui conversait avec les grandes personnes. Un prélart fleuri devenait un parterre; un crochet, c'était l'écrou pour rouler les câbles de nos bateaux imaginaires; les escaliers servaient de glissoires; les tuyaux le long du mur, de mâts; et les fauteuils, de scènes où nous apprenions avec les chapeaux, les gants et les paletots des aînés, les grimaces que nous faisons aujourd'hui sans rire.


Félix Leclerc sur Laurentiana
Adagio
Allégro
Andante
Pieds nus dans l'aube


D'autres éditions du roman

2 commentaires:

  1. Jean-Louis,

    Vous lui faites un bel hommage à notre Félix. "Pieds nus dans l'aube" me rappelle de beaux souvenirs.

    Merci beaucoup.

    Voici le lien de mon réseau, je vous invite à vous inscrire.

    Mon réseau dynamiqueMon site (hommage à Félix):
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    Leclerc

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  2. Je lis le roman Pieds nus dans l'aube, de Félix Leclerc. C'est superbe. Il y a un passage que je ne comprends pas. Le voici :

    «Au-dessus du poêle, il y avait un séchoir composé de douze baguettes de cèdre, larges d'un pouce, minces comme le doigt et fragiles comme du verre, sur lesquelles rarement on voyait du linge à sécher. Elles servaient à autre chose... Tous les deux mois, douze baguettes neuves faisaient leur entrée dans la maison... Nous nous aimions ! Je pense à Lédéenne qui, au fort de mes malheurs, venait me lancer des sourires en soulevant adroitement la portière.»


    Les baguettes de bois...
    Peux-tu me dire pourquoi il y a rarement du linge à sécher dessus ?
    À quoi d'autre servent-elles ?
    Pourquoi des nouvelles baguettes aux 2 mois ?

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