19 septembre 2007

Ville rouge

Jean-Jules Richard, Ville rouge, Montréal, Éditions Tranquille, 1949, 283 pages.

Avant les années 50, rien n’a été publié qui ressemblât à du Jean-Jules Richard, du moins au Québec. La démarche et l’intention, ce sont déjà celles des années soixante : le ton iconoclaste, le discours dégingandé, la volonté ouverte d’en découdre avec les idéologies dominantes, l’expression tragi-comique du mal canadien-français, voilà qui n’effraie pas l’auteur. 


Dans Ville rouge, on pénètre dans le milieu urbain, mais non à la manière de Gabrielle Roy ou de Roger Lemelin, à savoir dans de bonnes familles canadiennes-françaises transplantées en milieu urbain. Richard renoue avec certains poèmes de Soir Rouge de Clément Marchand, et encore plus. À certains moments, on est déjà dans le Montréal cosmopolite et éclaté de Monique Proulx. On entre dans le monde de la marginalité, des clochards, dans les milieux louches, les tripots, le monde de la prostitution et de la drogue. 

Même les histoires qui se passent à la campagne mettent en scène des personnages qui me font penser aux fermiers dénaturés d’Erskine Caldwell, ou plus près de nous, à certains personnages de Lévy-Beaulieu. La plupart sont jeunes, pratiquent l’amour libre, sont plus près de leur instinct que de la morale catholique. Voilà qui nous convainc que le Québec d’après guerre, si lisse vu de loin, avait aussi son underground urbain et ses secrets inavoués; voilà qui nous rassure en quelque sorte sur l’humanité de nos pères et mères : non ils n’étaient pas tous des saints ! Pendant que certains suivaient les processions de la Fête Dieu (Lemelin, Lemieux), d’autres se vautraient dans le péché (Parfois, n’était-ce pas les mêmes?)

Par le style aussi, Richard est différent de tous ceux et celles qui l’ont précédé. Un peu comme les auteurs des années soixante, il est à la recherche d’une langue qui lui soit propre, une langue dans laquelle il pourrait inscrire l’identité québécoise : petites phrases lapidaires, recherche de la métaphore qui fera effet, discours qui emprunte au langage populaire… Style qui se veut improvisé, comme le jazz, un peu comme celui de Céline. Ou même Kerouac : je pense à cette nouvelle où un hobo entraîne avec lui un jeune clochard dans son périple échevelé vers Vancouver. Le romancier se tient au plus près de ses personnages, les regarde de l’extérieur, sans les analyses psychologiques dont est si friande son époque. Il les décrit, les suit, les fait parler, révèle de façon concise leurs pensées, en maintenant un rythme rapide.

À mon avis, cet auteur n’a pas reçu toute l’attention qu’il méritait dans nos histoires littéraires. Je ne prétends pas que Ville rouge doive éclipser Bonheur d’occasion ou Les Plouffe. Mais il mérite mieux qu’une simple mention rapide. Voici une courte description des 13 nouvelles du recueil.

Le rocher noir : Canon est une espèce de géant, comme le Lennie des Souris et des Hommes, qui détruit ce qu’il aime.

Prélude en si mineur : Un hobo entraîne avec lui un jeune homme dans son périple vers Vancouver. « Les Québécois isolés pendant trois siècles, emprisonnés dans le crétinisme, se sont contentés d’une lutte périmée contre la culture des États-Unis. »

Cartier 2945 : Un apprenti-journaliste terrorise un confrère pour obtenir sa place.

Servilités : L’exposition d’un peintre passionniste est perturbée par un individu qui se prétend l’auteur d’une des toiles exposées.

Danse : Une femme, pourtant mariée, mais jalouse d’une jeune rivale aguichante, lui rabat la robe au vu de tous.

Permission : Quelques soldats en permission à Paris dépensent sans vergogne tout leur avoir avec des prostituées avant de retourner au front.

Création : Tous les hommes désirent Yolande qui « n’a que sa peau dans la tête ».

Pile ou face : Un moderne et un traditionnel se battent pour les beaux yeux de Ginette. En fait, au-delà de la fille, c’est leur conception artistique qui les oppose.

Qu’est-ce qu’elle dit : Un Canadien français, à Vancouver, ne connaissant pas un traître mot d’anglais, se fait piéger par des compatriotes bilingues dans une histoire de drogue.

L’Anglophobe : Émile, un anglophobe, a épousé une Anglaise sans le savoir.

Un gars pense à sa blonde : Léda a donné naissance à 19 enfants. Un seul a survécu, le père refusant d’aller chercher le docteur. Elle continue de vivre avec ses 18 petits anges blancs, avec ce mari qui la bat. Il faudra la révolte du fils, amoureux d’une certaine Rita, et l’accident du père pour qu’elle puisse se libérer de sa prison.

Trois taxis : Trois couples lors d’une rencontre chez les bourgeois : leurs manigances, leur vénalité.

Ville rouge : Georges mène sa petite vie de marginal. Témoin d’une poursuite policière, il hérite d’une partie du magot abandonnée par les voleurs. Il ne saura en profiter.



Extrait (Trois taxis)
On a eu le temps de les voir. Paul Beloeil avait son invitée entre les jambes. Au point de vue anatomique, le docteur sait ce qu'ils faisaient. Au point de vue légal, l'avocat prépare une prosécution. Au point de vue mondain, madame Comptant sait ce qu'ils faisaient. Au point de vue scandaleux, la vieille fille prépare des commérages. Au point de vue humain, Georgine est contente.

L'attention se concentre sur le toutou aboyant vers la sculpture d'un confrère.
— Je ne l'ai pas invité, ce chien-là, dit Paul en sourdine.

On s'installe. On prend des verres pleins de n'importe quoi pour se donner une contenance et réchauffer l'atmosphère. Et à de courts intervalles se présentent une trentaine d'invités. Entre autres, un assureur qui a toujours l'air de regarder par le trou d'une serrure même si ces dames ne portent plus de ceintures de chasteté et ces messieurs des cadenas politiques sur la lisière de leurs poches.

L'ami intime de l'hôte, José Morant, un autre boursier, arrive le dernier. On le voit pour la première fois. des questions se chuchotent, se prolongent et se répercutent.
— Qui est-il ? Un autre boursier, un agent de change.
— Que fait-il ? De l'argent avec l'argent des autres.
— À quoi est-il ?

« À quoi est-il? » est très important. Un boursier brasse beaucoup d'affaires. Il faut savoir s'il est aux femmes, aux vieilles femmes, aux jeunes filles, aux hommes ou aux éphèbes. Ce qu'il peut être n'a pas d'importance en soi, mais quand on saura ses goûts, on lui offrira ce qu'il désire. Soit sa mère, sa femme, sa fille, son frère ou son fils. Ou soi-même.

On sirote un martini, un Manhattan. Des scotchs noyés de liqueurs effervescentes. Leurs senteurs allèchent. On s'installe par petits groupes. On parle des amis absents parce qu'ils ne sont pas là pour se défendre. Les cancans proclament certain polémiste un débardeur, mais séduisant sous son costume d'ouvrier. Tel autre, un mouchard qui vend et achète les fonctionnaires municipaux, provinciaux et fédéraux. Tel autre, un athée associé aux campagnes de moralité pour le plaisir de faire du chantage. Tel autre, un politicien retors se montant une fortune à même la caisse électorale.

L'orchestre souffre d'hystérie, on danse pour la calmer. Les liqueurs gonflent le bar, on boit pour prévenir l'inondation. Le plafond est lumineux, on grille des cigarettes pour l'enfumer. Les tapis sont propres, on y répand la cendre. Les divans trop larges, on s'y entasse par six. (p. 262-264)

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