19 novembre 2008

Mon fils pourtant heureux

Jean Simard, Mon fils pourtant heureux, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1956, 228 pages.

« Je me nomme Fabrice Navarin. J'entreprends à quarante ans, avec la connivence de l'insomnie, de noircir chaque soir quelques pages de ce cahier. Non pas qu'il s'agisse d'un « journal », au sens précis, biographique du terme ; mais d'une tentative de compréhension. Je veux faire le point, jeter quelque clarté sur ce qui m'arrive. » (Début du roman). Plus souvent qu’autrement le texte de Simard fait penser à une autobiographie. La matière romanesque est très mince et quand elle pointe le nez, elle est écrasée sous une narration qui prend la forme et l’allure d’un résumé, ce qui éteint toute intrigue possible.

À quarante ans, professeur de grec, toujours célibataire, Fabrice Navarin vit une profonde crise existentielle qui le mène presque au suicide. Et cette « chronique du temps révolu » est en quelque sorte une « tentative d’objectivisation », un « examen de conscience », un « exorcisme ». Navarin, depuis toujours, est en porte-à-faux avec la vie, donc a toujours été malheureux. Il entreprend un retour sur sa vie, de façon systématique, donc en commençant par la famille de son père et de sa mère, puis par ses parents eux-mêmes, bref en suivant la veine héréditaire. Il n’aime ni son père, un personnage malheureux, cruel, ni sa mère, une victime consentante. Enfant unique, il trouve quelque bonheur, l’été, pendant ses vacances, en fréquentant une ferme, en côtoyant les animaux. L’école sera pour lui pénible, détestant la plupart des matières et réussissant à peine ses cours. Quant à sa relation avec ses camarades, elle est plutôt désastreuse. Plus tard, il connaît quelques jeunes filles, mais encore dans des relations malhonnêtes, pour ne pas dire malsaines. Adulte, il devient professeur de grec, semble quand même assez bien réussir auprès de ses élèves. Et à quarante ans, c’est la crise, la dépression, qui le mène à Paris où il rencontre un garçon de café qui, lui, a tout perdu, pendant les quelques années passés dans un camp de guerre en Sibérie. Il découvre que le bonheur est d’abord affaire de courage, qu’il ne sert à rien de distribuer les torts, qu’il suffit de mordre dans la vie :

« Dans les matins parisiens, Albert me racontait sa vie épouvantable : sa vie de pauvre, sa vie de prisonnier, sa vie de cocu — lui, pourtant plus riche, plus libre et plus aimable que moi — et chose extraordinaire, il était heureux ! Je n'en revenais pas. Je pensais :
— Il est là, devant moi. Il n'a rien, mais il est heureux...
Je tournais et retournais cela dans ma tête, subodorant un secret. Je mis du temps à comprendre.
— Le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret ! Albert est heureux parce qu'il vit, voilà tout : il est en vie, il est dans la vie ; et la vie vaut mieux que la mort - tellement mieux que la mort ! De fait, il n'y a rien de meilleur. La vie est difficile, souvent terrifiante, parfois intenable. Mais elle est bonne.
Il n'y a rien de meilleur que la vie. »

Il est un peu difficile de s’attacher à ce Fabrice Navarin, cet être qui traîne son malheur, qui n’aime personne, qui méprise père et mère, les filles qu’il fréquente, ses confrères de travail, tous les curés. Il ne croit en rien pour tout dire. Il se réfugie dans ses livres, dans un orgueil hautain, avec sa peur de vivre ; on comprend qu’il soit rejeté de tout le monde. Pour Simard, la solution va venir des gens du « petit peuple », eux qui ne se posent pas de question et qui se contentent de vivre. C’est un roman assez typique des années 1950, avec son drame existentiel, ses interrogations métaphysiques, une certaine complaisance dans le malheur. Esprit caustique, Simard décrit bien (parfois avec un humour acéré) l’atmosphère étriquée de la première moitié du vingtième siècle.


Extrait
Jean Simard
Aussitôt franchie la grille du collège, vous êtes happé dès le vestibule et comme saisi à la gorge par une odeur spéciale, inoubliable : familière à tous ceux qui, dans leur jeunesse ou plus tard, ont fréquenté ces lieux. Elle est faite des relents séculaires d'innombrables soupes au chou, de renfermé, d'encaustique, de moisissure, d'ennui. C'est, proprement, celle du temps lui-même !
Cette rancidité, épandue par tout l'édifice, est particulièrement sensible à la chapelle ; mais là, virulente, quasi intolérable... La reniflant pour la première fois, je ne pus m'empêcher de penser, c'est bête ! à l'expression : « Mourir en odeur de sainteté » — comme si l'arôme propre à tout le collège s'était compliqué ici d'une suavité distincte, émanant des morts illustres ensevelis dans la crypte. « Odeur de sainteté », dans mon imagination peut-être trop impressionnable, prenait alors sa pleine signification, allusive au parfum de l'encens et des cierges fumants, mais bien davantage, à la prière, à la sueur humaine, à l'angoisse, à l'idée et à l'odeur de la mort...
Au débotté, trois jours de « retraite » et de coercition inauguraient l'année scolaire, et vous retournaient comme un gant les nouveaux venus, ahuris de sermons, de cantiques, de confessions obligatoires et de communions en masse. Ces pieux exercices, qui duraient de l'aube au couchant, n'étaient interrompus que par de brèves périodes consacrées à la méditation, et durant lesquelles il fallait tourner en rond entre les quatre murs de la cour, autour du grand chêne vert qui en constituait le pivot. Le silence était de rigueur, mais l'on encourageait l'achat d'ignobles petites brochures de piété, bien faites pour inspirer le dégoût des fades vertus qu'elles prétendaient insuffler. Un sermon sur la masturbation et un autre sur l'enfer marquaient le point culminant de la retraite, qu'un Te Deum solennel clôturait.
L'enfant sortait de là avec la certitude d'être habité par des passions immondes, menacé de mort prochaine et destiné à un jugement impitoyable — à moins, bien entendu, qu'il ne devienne l'émule des saints personnages inhumés sous la chapelle, et proposés à son imitation. (p. 107-108)

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