11 décembre 2009

Trois légendes de mon pays ou l'Évangile ignoré, l'évangile prêché, l'évangile accepté

Joseph Charles Taché, Trois légendes de mon pays ou l'évangile ignoré, l'évangile prêché, l'évangile accepté, Québec, Imprimerie A. Coté, 1876, 162 p. (1re édition en livre : Montréal : C.O. Beauchemin et Valois, libraires-imprimeurs, 1871, 122 p.)

Au début des années 1860, quelques écrivains (Joseph-Charles Taché, Hubert Larue, Raymond Casgrain, Antoine Gérin-Lajoie...) se donnent comme mission « de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu'il ne les ait oubliées» (Nodier). Ils publient dans Les Soirées canadiennes (1861-1865) les légendes et les contes qu’ils ont recueillis. Dans le premier numéro, ils définissent leur triple objectif : il s’agit de « de soustraire nos belles légendes canadiennes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, de perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs et de vulgariser certains épisodes peu connus de l'histoire de notre pays ». Dès le premier numéro, Joseph-Charles Taché y donne « Trois légendes de mon pays ». Casgrain, pour sa part, présente La Jongleuse.

Le recueil de Taché compte trois légendes empruntées aux Autochtones. L’auteur, médecin à Rimouski et dans son arrière-pays, les fréquentaient. Ces derniers venaient encore au bord du fleuve l’été. L’action se passe « dans les comtés de Témiscouata et de Rimouski, et dans cette partie de la province du Nouveau-Brunswick qu’on appelle le moyen Saint-Jean ».

L’Îlet au massacre ou l'Évangile ignoré
On est au XVIe siècle. Une cinquantaine de familles micmac ont monté leurs tentes au Bic pour l’été. Un jour, elles apprennent que des Iroquois se dirigent droit sur eux. Ceux-ci menaient régulièrement des expéditions guerrières le long du Saint-Laurent. Les Micmacs, qui n’ont pas suffisamment de canots pour fuir, envoient les femmes enceintes et les jeunes enfants vers un groupe voisin et se réfugient dans une grotte sur un îlet juste en face du Bic. Ils envoient quelques-uns des leurs chercher de l’aide auprès de leurs amis maléchites. Les Iroquois, après avoir été repoussés deux fois, mettent le feu aux barricades et massacrent tout le groupe réfugié dans la grotte, d’où le nom de L'Île au massacre. Les Iroquois, qui ne sont plus que 75, ne savent pas ce qui les attend. Sur la route du retour, ils sont pris au piège par les Maléchites et sont tous éliminés, sauf quelques-uns qu’on garde pour torturer et un autre comme esclave.

Le Sagamo du Kapskouk ou l’Évangile prêché
Nous sommes dans un village maléchite, au début du XVIIe siècle, sur les bords de la rivière Saint-Jean, à environ soixante lieues de son embouchure, au pied du Kapskouk. Un missionnaire s'est aventuré dans ce village afin d’évangéliser les Autochtones. Ceux-ci, qui n’ont pas encore vu d’Européens, écoutent « dans l’admiration, le développement de la doctrine chrétienne ». Tous sont conquis et prêts à se faire baptiser jusqu’à ce que le missionnaire leur dise qu’ils doivent renoncer à la vengeance : « Tout le monde croirait sans contestation, si la foi pouvait aller sans les œuvres et n'obligeait pas à des sacrifices, à l'immolation du moi humain, à des luttes continuelles avec son propre cœur et contre une chair rebelle. » En fait, le Sagamo (le chef) n’est pas capable de renoncer à l’esprit de vengeance qui l’habite face aux Iroquois. Pour le faire comprendre au missionnaire, il lui fait ce récit. L’année suivant les événements de « L’Île au massacre », les Micmacs et les Maléchites décident de mener une expédition punitive contre les Iroquois. Quand vient le temps de lever des troupes, les deux fils du chef refusent de se joindre au groupe sous prétexte qu’ils ont déjà perdu un frère l’année précédente, au grand dam de leur père et de leurs compatriotes qui les abreuvent d’injures. Le lendemain, les deux lâches ont disparu avec un prisonnier iroquois. L’année suivante, les deux traîtres servent de guide aux Iroquois venus attaquer les leurs. Tous les canots glissent sur la rivière St-Jean quand les Maléchites sortent des bois : ils observent les Iroquois, ironiques. Ces derniers comprennent vite ce qui passe quand ils voient la chute (Kapskouk ou, aujourd’hui, Grand Saut) dans laquelle ils vont être précipités. Le chef avait sacrifié ses deux fils pour accomplir sa vengeance. Voilà sans doute ce qui explique que le « missionnaire fit peu de conversions ». Le choc culturel était trop grand.

Le géant des Méchins ou l’Évangile accepté
« Il s’était écoulé un peu plus d’un demi-siècle depuis la première prédication de l’Évangile chez les Maléchites. » Un Missionnaire voulant se rendre à Gaspé depuis Kakouna est accompagné de deux Maléchites, l’un converti et l’autre qui « remettait le moment de sa conversion ». Un soir, ils firent halte aux Méchins sur le bord du Saint-Laurent. Dans la montagne sur laquelle s’adosse Les Méchins vivait Outikou, le génie du mal qui s’emparait des âmes en perdition quand il le jugeait bon. Le missionnaire essayait de convaincre le Maléchite de se faire baptiser, prétendant qu’Outikou n’attaque jamais les chrétiens. Durant la nuit, les trois voyageurs furent réveillés par un bruit terrible. L’Autochtone non converti, mort de peur, fut sauvé parce qu’il avait eu la présence d’esprit de prendre avec lui le crucifix du missionnaire. Quelque temps plus tard, il accepta le baptême.

Taché est éminemment sympathique à l’égard des Autochtones qui sont alliés des Français. Les Iroquois incarnent le mal absolu. Bien entendu, les « naturels » deviennent d’autant plus sympathiques quand ils embrassent la religion catholique. On comprend l’intention de l’auteur à la lecture des sous-titres. Les Autochtones passent de la barbarie à la civilisation grâce à l’évangélisation (!).

Ce petit livre eut beaucoup de succès et c’est bien mérité. Encore aujourd’hui, on prend plaisir à cette lecture. L’écriture est simple, ce qui explique qu’elle n’ait pas vieilli. La valeur ethnographique est très grande. Taché tient ces légendes de la bouche même des Autochtones. Il essaie d’expliquer l’origine des mots autochtones, ce qui ajoute encore à la valeur de ce petit livre. Il nous rappelle que la légende de l’Îlet au massacre avait déjà été rapportée par Cartier qui la tenait de Donnacona.

Extrait
Déjà, depuis quelque temps, la chasse d'hiver était finie et déjà le poisson de mer avait fait son apparition. Les cinquante familles dont nous avons parlé avaient abandonné les sentiers plaqués des bois, emportant les peaux des animaux tués, la graisse et la viande boucanée d'orignal.
Selon l'usage, toutes s'étaient dirigées vers la Baie du Bic, pour y vivre quelques jours en commun de la vie de bourgade, avant de se disperser sur le littoral, le long duquel chaque petit groupe avait son poste désigné pour la durée de la belle saison.
Cette belle saison était décidément arrivée... Les trembles, les ormes, les érables et autres arbres à feuilles caduques commençaient à mêler la couleur glauque de leur feuillage miroitant, à la couleur plus sombre des sapins toujours verts.
La Baie du Bic, sous l'influence du soleil et des grandes marées du printemps, s'était débarrassée de la glace qui, pendant l'hiver, avait enchaîné ses eaux et couvert son sein. Dans ce moment elle apparaissait toute belle aux yeux contemplatifs des Sauvages, dans sa toilette printanière.
Aussi bien, est-ce un endroit d'un pittoresque ravissant que le Bic ! — Un bassin assez vaste pour être majestueux; assez petit pour pouvoir être embrassé d'un coup d'œil; — une plage coupée de dentelures profondes, accidentée de platins, de caps et de falaises; un arrière-plan de montagnes taillé profusément, comme tous les paysages de notre Canada, dans l'étoffe du globe.
Deux belles rivières, descendant en cascades et en rapides des gorges voisines, viennent verser leurs eaux aux deux extrémités de la baie.
Puis, du côté du large, une entrée rétrécie, bornée par deux caps élevés, rendue plus étroite encore par la présence de deux ilets escarpés et sauvages, se dessinant sur les grandes eaux du fleuve Saint-Laurent : — pour horizon, partie de l'île du Bic, à près de deux lieues au large, et la côte nord du fleuve, distante de neuf lieues.
C'était en face de cette nappe d'eau, sur un des plateaux qui bordent le rivage, au milieu d'un bois de sapins et de merisiers, qu'étaient fixées, comme jetées à l'aventure, les cabanes en forme de pyramides arrondies des Micmacs.
De petits chemins circulaient au sein de la bourgade, et des sentiers bordés de collets à lièvres, s'enfonçaient de distance en distance dans le bois.
On ne se pressait point à la bourgade du Bic ! On partageait les heures entre la délicieuse nonchalance méditative des Sauvages et le travail du passage des peaux, de la confection des ustensiles et des articles de toilette.
On allait, cependant, avoir bientôt besoin de canots; et la sève, forçant dans les veines des arbres, avait déjà rendu le bouleau facile à pleumer, depuis quelque temps.
Les jeunes hommes reprirent donc le chemin des grands bois, pour aller enlever aux énormes arbres les écorces propres à la confection de ces jolies barques sauvages si coquettes, véritables chefs-d'œuvre d'élégance et d'utilité.
On était au Bic depuis près d'un mois : — c'était par une matin magnifique; —le calme était partout dans l'air;— un soleil de la fin de Mai réchauffait la nature, faisait scintiller les eaux et gazouiller les oiseaux dans la feuillée.
Au campement micmac on jouissait comme la nature, les eaux et les oiseaux. — Aux portes des cabanes les hommes s'occupaient nonchalamment à préparer le bois de cèdre des canots; les enfants jouaient, en se roulant sans bruit sur le tapis des bois; les femmes et les jeunes filles, paresseusement assises au milieu des peaux soyeuses, confectionnaient des mocassins, des mitasses, des manteaux, ou brodaient des matachias (*); les jeunes mères, ayant suspendu les nâganes (**) de leurs nourrissons à des branches d'arbres, détachaient de temps à autre l'œil et la main des racines qu'elles préparaient pour coudre les écorces, afin de donner un regard d'amour à leur progéniture et une impulsion de balancement à la nâgane.
Il n'y a rien de charmant comme cette vie de lézard au soleil; rien de gracieux comme les poses naturelles que prennent les torses et les membres flexibles de ces enfants de la nature.
C'est chez les races primitives, ou chez les peuples qui ont conservé quelque chose de leur simplicité première, que les artistes vont chercher le mystérieux secret de ces lignes et de ces contours qui distinguent le dessin des maîtres.
[*] Les matachias sont des ceintures et colliers, ornements des Sauvagesses.
[**] Les nâganes sont de jolies planchettes munies de lacets, de cerceaux et d'une courroie de porteur, sur lesquelles on emmaillote les enfants à la mamelle : espèces de hottes élégantes qui sont les berceaux des petits Sauvages.

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