27 septembre 2010

Journal

Hector de Saint-Denys Garneau, Journal, Montréal, Beauchemin, 1963, 270 p. (1re édition : 1954) (Préface de Gilles Marcotte; Avertissement de Robert Élie et Jean Le Moyne)

Le manuscrit du Journal comprend « cinq cahiers cartonnés », dont certains sont « amputés de plusieurs pages ». La période couverte va du 30 janvier 1935 au 22 janvier 1939. Rappelons que Regards et Jeux dans l’espace a été publié en 1937.

Rendre compte d’un journal intime d’une telle complexité est chose difficile. Bien modestement, je vais me contenter de relever quelques thèmes et quelques passages qui peuvent nous aider à comprendre Regards et Jeux dans l’espace. Le Journal commence ainsi :

« Janvier
J'ai gardé cette manie d'écrire une manière d'introduction à mon journal, de m'expliquer à moi-même pourquoi je l'écris, même sachant combien c'est vain et comme tout cela est littérature. Mais haïssant la littérature, celle-là surtout qui est radotage et complaisance à soi, ce dont disait Pascal en lisant Montaigne que c'est « inutile et vain »; même alors j'ai cette puérile indulgence de me permettre en souriant cette introduction.
J'écris ce journal afin de faire le point tous les jours, de constater mon état spirituel surtout; et pour m'astreindre à une certaine régularité qui me fait éminemment défaut, régularité de réflexion, d'analyse, régularité de style.
Je veux aussi, en à côté, noter les points matériels de ma vie, l'argent que je dépense par exemple chaque jour, afin de me tenir en contact et conscience de ces choses qui me sont étrangères. »
Je passe vite sur certains sujets. Garneau développe une réflexion sur la poésie et sur l’art. Il s’intéresse à certains écrivains (Mauriac, Katherine Mansfield, Claudel, Kafka et, bien entendu, Baudelaire), à certains musiciens (Debussy, Ravel, Beethoven…), à certains peintres (Monet, Cézanne, l’art japonais…), à certains philosophes (Aimé Forest, Gabriel Marcel, Jacques Maritain…) Il esquisse des idées de récits, de nouvelles, de contes et de romans. Plusieurs poèmes, inclus dans son Journal, n’apparaissent pas dans la présente édition. Il parle très peu de ses poèmes.

La vie quotidienne offre très peu de prise sur lui : il avoue son manque de sens pratique et s’en remet à ses parents pour les questions d’argent. Il mentionne à quelques reprises son désir d’arrêter de fumer, il parle un peu de ses amis, de ses relations amoureuses (pour ainsi dire absentes), de ses parents. Il ne décrit pas le lieu où il habite, ne parle pas de ses déplacements (de son voyage en Europe en 1937), ne nous fournit aucun repère extérieur autre que temporel. Il ne dit rien sur l’occupation de ses journées. Il ne parle pas de ce qui se passe dans le monde, mais critique le nationalisme canadien-français.

La plus grande place est accordée à l’auto-analyse. Garneau est en continuelle remise en question : aussi bien sa vie spirituelle que sa vie sociale et sa démarche artistique sont parsemées de doutes. Il se perçoit comme un imposteur, comme un tricheur. Parlant des critiques sur Regards et Jeux dans l’espace, il écrit :
« Je ne craignais qu'une seule chose: non d'être méconnu, non d'être refusé, mais d'être découvert. C'est donc qu'il doit y avoir dans mon livre quelque chose de faux, quelque chose de malhonnête et de mensonger, une fourberie, une duperie, une imposture. Et ceux qui acceptaient mes poèmes, est-ce que je n'avais pas l'impression de les voler, de les tromper, de les duper? De la même façon qu'il me semblerait malhonnête d'être aimé ou estimé par un inconnu, à l'heure qu'il est: il ne pourrait pas ne pas y avoir duperie, je l'aurais attiré par quelques promesses fallacieuses, fausses représentations, poudre aux yeux, évocations chimériques, puisque je ne suis pas aimable, que je n'existe qu'à peine et par conséquent je ne puis rien posséder, rien donner ni rien recevoir (sauf en Dieu naturellement). »
Cet être se débat avec une conception janséniste de la vie qu’il est difficile de comprendre aujourd’hui. Il craint par-dessus tout le mal, la salissure morale. Tout bonheur est suspect, engendre de la culpabilité :
« Que le bonheur est dangereux, et toute puissance, et toute ivresse! Il faut par une longue discipline de soumission et d'amour avoir été rendu maître de soi pour résister au danger du bonheur. Quand l'enfant se croit assez fort pour agir seul, avec quelle joie il fuit la surveillance de sa mère, et cette main qui le soutient, pour s'aller mettre en danger! Et nous si souvent abattus et déchirés de malheur, quel est, au sortir même de notre anéantissement, le grand oubli de tout ce passé, le grand aveuglement dont nous recouvre cette ivresse d'être! Tu retournerais, mon cœur, comme à une fête, au même feu: et ce que tu savais hier, si durement appris, tu ne le sais plus. Être, aimer, rayonner de cette jeunesse qui te remonte comme un soleil à la figure, embrasser toutes choses, suivre tout cet élan, répandre autour de toi cette floraison qui te gonfle. Tu oublies vite Dieu quand Dieu ne te tient pas écrasé. Tu te croyais enseigné, comme un vieux, et te voilà cet enfant qui veut tout saisir, tout avoir, et qui, quand ces jouets lui auront été donnés, s'en fatiguera si vite et se retrouvera attristé et plus avide encore. Apprends à jeter ta joie même humaine sur Dieu et dépense tout cela à t'en rapprocher. »
La religion est sans doute une des raisons du mal-être du poète et pourtant, c’est elle qui le soutient, qui l’empêche de sombrer définitivement.

Son désespoir atteint un point culminant en 1937, après la publication de Regards et Jeux dans l’espace :
« Je suis rompu, brisé, pulvérisé. Il ne reste plus rien que ce devoir insupportable en moi qui ne me laisse pas de repos, de cette espèce de repos de tout lâcher, de m'abandonner, tous muscles desserrés, au désespoir, à rien, à rien; dormir, dormir, ce dernier devoir d'espérer. Ah! j'aime Dieu si j'y crois (je dirai plus tard quelle est ma foi et pourquoi elle est si lointaine, étant spirituelle et ne pouvant résider que dans l'esprit, alors que, moi, je suis devenu tout charnel, tout matériel, par un empiétement épouvantable de ma chair sur mon âme), est-ce que je ne L'aime pas davantage dans cet effort maintenant à bout de bras de le soutenir en moi au-dessus de ce chavirement complet de ma nature individuelle dans une tension dernière et comme désespérée vers une région en moi spirituelle, région subsistante d'âme et de volonté, qui demeure, Dieu sait comment, préservée de ce désarroi, et à travers des aperçus espacés constitue une sorte de ligne, de réalité constante quand tout le reste se désagrège et s’éparpille au vent de l’horreur, de l’épouvante, du dégoût et de la maladie? »
Il refuse d’expliquer son mal de vivre par la maladie : « Le point de vue « maladie » est insuffisant. Je l'ai toujours senti et c'est pourquoi je n'ai jamais accordé d'importance à mon état physique, sauf quand je cherchais des prétextes. »

Il écrit sur la mort : « Jamais elle ne m’a répugné. Je l’ai toujours considérée comme une libératrice. » La fin du Journal semble accréditer la thèse du suicide (que je n’endosse pas) :
« La purification de la mort à laquelle on se donne. L'embrassant, on échappe à toute connivence avec la bassesse.
(Le suicide: seul sacrement du stoïcisme, dit Baudelaire.)
Le stoïcisme, seule religion sans Dieu, sans J.C.
Le suicide de Mouchette. »
Ce qu’on ressent à la lecture de ce journal, c’est une immense tristesse... et une certaine colère. Comment un être si brillant a-t-il pu se laisser piéger ainsi? On peut bien accuser la société de l’époque, sa famille, mais il n’en demeure pas moins que Garneau a une part de responsabilité dans le drame qu’il a vécu : il s’est enfoncé dans sa douleur de « mauvais pauvre » ; il a pris un jour une voie d’évitement et n’a jamais su retrouver le chemin de la « solitude rompue ».

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