29 mars 2014

Nuances

Yvonne Charrette, Nuances, Montréal, Le Devoir, 1919, 132 pages. (Préface de Marie-J. Gérin-Lajoie et image de la couverture d’Adrien Hébert)

Les sujets d’Yvonne Charrette sont plutôt abstraits, plus d’ordre philosophique que sociale. L’analyse est plus présente que la description ou le récit dans ses billets. On a peu de perspectives sur la vie urbaine. Je vous donne quelques titres qui disent assez bien ce qui inspire Charrette : « L’idéal », « Le charme », « Sous les apparences », « Malentendus », « La rancune », « Lâcheté »… Ces billets du soir sont parus dans Le Devoir en 1917 sous le pseudonyme de Joëla Rohu.

Le premier texte donne une idée assez juste de sa démarche : « Ah oui! c'est une course lassante celle qui tend à l'idéal. Le moindre caillou de la route révèle à l'homme sa faiblesse, la moindre fleur, son attache à la volupté. Tandis qu'au loin, là-bas, lui apparaît dans une radieuse lumière, le beau, le pur, le vrai, l'uniquement vrai, il se sent dans la poussière, lamentablement impuissant, épuisé, sali; dans son âme se lève le doute : va-t-il retourner en arrière? »

L’auteure s’intéresse aux non-dits,  aux malentendus, aux fausses impressions, et plus globalement à tout ce qui pourrit les relations humaines, par ignorance, par faiblesse, par lâcheté ou par malice. Dans plusieurs textes, on retrouve cette quête obstinée d’un idéal et en même temps la crainte d’une désillusion : « Nous avons tort de vouloir connaître le mensonge des étalages. Nous avons tort de rêver d'affections faites de pleine confiance, de parfaite fusion d'âmes : le cœur garde secrètes ses plus belles qualités. Il faut rester de l'autre côté de la vitre, ne pas essayer de comprendre les âmes : nous garderons l'illusion que toutes les pierres sont belles, toutes les pensées, sincères. Nous n'aurons pas de joie mais nous aurons plus de sagesse, moins de souffrance. »

Derrière cette recherche d’idéal se profile une posture assez rigide. Sans qu’on s’y réfère  directement, la morale catholique rampe en sourdine. Cette quête du bien ne va pas sans abnégation, sans une certaine souffrance très judéo-chrétienne : « Les heures du temps s'inscrivent, en apparence d'une façon uniforme; selon que notre cœur les vit, il faudrait une horloge merveilleuse avec, des chiffres d'or ou de feu, où le pendule saurait résister à la fuite irrégulière des minutes qui prolongent dans la détresse ou s'affolent dans la gaieté. / Ne vaudrait-il pas mieux, plutôt, régler les mouvements de notre cœur au mouvement lent et régulier du petit pendule que, tous les jours nous avons sous les yeux. Ce serait peut-être là, la vie sereine et sage, sans emportement, sans exaltation, sans amour, sans douleur. »

Comme le titre l’indique, Yvonne Charrette a le souci de nuancer le propos et cela se traduit par une certaine tolérance. L’auteure essaie de démonter les rouages de comportements qu’elle juge «déviants» sans pour autant tomber dans les condamnations.

Extrait : Lâcheté
II y a une lâcheté manifeste que le monde, méprise et flagelle; il en est une autre qu'il ignore. Cette dernière, dans le silence, agit en chacun de nous, se constitue dans l'ombre la norme de nos résolutions et de nos actes. Elle ne cause pas de retentissantes trahisons, mais elle découvre mille excuses, mille raisons pour diminuer notre force d'endurance, attiédir notre courage et nous enliser dans l'indifférence qui se garde de tous risques : risques de souffrance, risques de bonheur.
Si quelqu'un ose l'appeler par son nom, révéler qu'elle nous détourne d'un grand nombre de bonnes actions et nous retient de soulager les maux par la crainte d'en subir la vue, qu'elle nous fait fuir même les décisions nécessaires à la direction de notre vie, nous nions. .. Qui nous fait cependant redouter l'examen de conscience, éviter de donner à chaque défaut son appellation réelle et d'appeler faiblesse ce qui est faiblesse, lâcheté ce qui est lâcheté ?
Elle nous fait nous trahir nous-mêmes; elle nourrit   de   tristes   et   coupables   négligences, atrophie notre volonté, nous fait faillir à nos légitimes ambitions et manquer à notre idéal. À  notre  insu,   pendant   longtemps,   elle   peut dominer impérieusement notre vie.    Et peut-être nous réveillerons-nous trop tard; trop tard verrons-nous que nous n'aimions pas assez, que nous ne luttions pas, que nous ne vivions pas. Cette lâcheté qui nous fait trahir les autres et nous-mêmes   est-elle   moins   honteuse,   moins méprisable  que  l'autre,   parce  que  le  monde l'ignore ? (p. 74-75)


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1 commentaire:

  1. Voilà une billettiste qui jusqu’ici m’avait échappée. Après les romans et les contes, et la poésie, quelle bonne idée de consacrer à ces auteurs de billets des billets à votre tour.

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